CINÉMA
Le phénomène « Toni Erdmann »
D e mémoire de festivalier, on n’avait jamais vu ça à Cannes : une projection de presse où l’assistance entière est soudain gagnée par un même mouvement euphorique, mélange de rire et de lâcher-prise. Une catharsis, presque une transe collective. La scène n’a pourtant rien de spectaculaire. On y voit Inès, une working girl rigide, se lancer dans une interprétation habitée de « The Greatest Love of All », slow sirupeux de feue Whitney Houston, accompagnée au synthé par son père, Winfried, retraité farceur qui s’emploie depuis deux heures à perturber le quotidien productiviste de sa fifille et tente de lui faire reprendre goût aux vraies choses de la vie. C’est à ce moment précis qu’est né le phénomène « Toni Erdmann ». « La palme d’or de la presse et du public », comme le proclame sans exagérer l’affiche, que le jury a cru bon d’ignorer dans son palmarès. Le troisième long-métrage d’une réalisatrice allemande de 39 ans, Maren Ade, qui ne fait rien comme les autres, jusqu’à s’imposer comme la grande gagnante du dernier Festival de Cannes d’où elle est revenue sans prix (si ce n’est celui, annexe, de la critique internationale).
L’histoire de « Toni Erdmann » débute il y a vingt ans, lors de l’avant-première du film « Austin Powers » à Berlin. Maren Ade compte parmi les invités et se voit offrir un dentier à chicots, gadget promotionnel qu’elle refourgue à son père. Or celui-ci se met à le porter sans crier gare, pour amuser la galerie ou se plaindre au restaurant. L’idée du père fanfaron qui s’invente un alter ego à perruque et fausses ratiches – le Toni Erdmann du titre – est née. Ade le confronte à sa fille, Inès, une consultante en gestion du personnel installée à Bucarest par nécessité professionnelle. Une « célibattante » au coeur sec, suppôt du capitalisme sauvage, que son papounet espère sauver par la déconne. « Traiter de l’humour en tant que langage m’intéressait, confie Maren Ade. Je voulais aussi parler de la famille et du rôle qu’on joue en société. Le père devient une sorte de coach fou. En essayant de libérer sa fille, lui aussi s’enferre dans son personnage. Comme elle, il se débat avec la créature qu’il s’est inventée. » Sous ses airs simples et directs, au gré de canulars dignes d’un Patrick Sébastien teuton, « Toni Erdmann » tisse un fin maillage de relations – père-fille, hommes-femmes, relations
entre pays riches et pays pauvres, entre l’Allemagne de Merkel et l’ex-bloc communiste, relations de pouvoir et d’humiliation au travail, entre ambition et amourpropre – qui en dit long sur l’époque et nos solitudes. Il y a chez Maren Ade une manière décomplexée de s’en prendre aux conventions sociales et narratives, un goût pour la normalité qui se dérègle et les faux happenings qui rappellent le Lars von Trier des « Idiots ». « Je ne l’ai pas revu depuis sa sortie mais j’avais beaucoup aimé. Lars von Trier et moi, c’est un film sur deux. Mais son Dogme a été très important. Soudain, on s’est découvert la possibilité de faire du cinéma sans aucun moyen. Ça m’a libérée. Mon premier film, “The Forest for the Trees” [inédit en France], a été fait dans cet esprit. »
Les coulisses d’une sélection
Maren Ade n’est pas une totale inconnue. A la tête de sa société de production, Komplizen Film, elle coproduit les films de Miguel Gomes (« Tabou », « les Mille et Une Nuits »). Réalisatrice, elle a remporté l’ours d’argent à Berlin pour « Everyone Else », radiographie d’un couple en vacances. C’était il y a sept ans, le temps qui sépare chaque long-métrage du suivant chez cette laborieuse perfectionniste, fan de Cassavetes, passionnée par la complexité des rapports humains. « Maren est une grande spectatrice de la vie, dit son associée et productrice Janine Jackowski. Elle analyse tout ce qui se passe autour d’elle sous un prisme psychologique. » C’est cette sensibilité associée à son rejet de toute contrainte artistique et son côté joueur qui font le sel de son travail. Si « Toni Erdmann » a un tel e et sur les spectateurs, c’est, au-delà de ses qualités, parce qu’on a l’impression de n’avoir jamais vu un film pareil, où il est impossible d’anticiper ce qui va se passer. Où tout semble, comme dans la vie, s’inventer sous nos yeux. Or pas une seconde n’est improvisée, tout est cadré et mis en scène. « Maren réfléchit à tout, un million de fois, poursuit Janine Jackowski. Elle écrit seule, fait lire son scénario à son entourage et à ses amis cinéastes, reprend sa copie, et cela quatre ou cinq fois. Puis elle répète énormément avec les acteurs. Et fait beaucoup de prises. Elle avait tourné “Everyone Else’’ sur pellicule, on était très contents qu’elle passe à la vidéo sur “Toni Erdmann’’. » Bilan : cent trente heures de rushs et un an de montage. Maren Ade l’admet à demi-mot : dans son rapport intransigeant à son métier, il y a du Inès en elle.
De tout cela, Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, n’avait guère eu vent lorsque, début mars, « Toni Erdmann » lui a été proposé. « Je n’avais pas vu ses films précédents. Je savais que Maren Ade était allée au Festival de Berlin, précise-t-il. Mais elle n’était pas vraiment dans nos radars. » Au bout d’un quart d’heure de projection avec son comité préposé aux films étrangers, Frémaux s’absente pour répondre à un coup de fil urgent. Quelques minutes plus tard, il s’étonne que ses collaborateurs ne soient pas passés à autre chose. D’abord rebutés par le filmage et « un début qui ne ressemble à rien sur le plan du cinéma », les sélectionneurs se laissent séduire. « On a eu le même rapport au film que les gens à Cannes. Un rapport de surprise, d’enchantement, de rire et d’émotions », conclut le délégué général.
Pour être sûr de son coup, Frémaux le revoit, le montre à son comité français, fait circuler un DVD : « Toni Erdmann » fait l’unanimité. Par ailleurs, aucun film allemand n’a brigué la palme depuis huit ans et le piteux « Rendez-vous à Palerme » de Wim Wenders. Et une femme réalisatrice, ça arrange les a aires de Frémaux qui se voit trop souvent reprocher l’absence de parité au sein des cinéastes sélectionnés. C’est décidé, « Toni Erdmann » sera en compétition. Ce que Maren Ade et ses équipes, informés de la présence du film à Un Certain Regard, une section parallèle moins prestigieuse, n’apprendront que quelques heures avant
l’annonce o cielle de la sélection, le 14 avril. « C’est une stratégie de notre part, avoue Frémaux. Pour tester la réaction du réalisateur et du vendeur. Et pour protéger le film, le refroidir au maximum. Quand on a ce genre de petite perle, il ne faut pas que ça se sache trop vite ; les rumeurs cannoises créent trop d’excitation et ça finit toujours par se retourner contre le film. Mieux vaut garder la surprise. On avait fait la même chose avec “4 Mois, 3 Semaines, 2 Jours’’, de Cristian Mungiu [palme d’or en 2007].» Cette politique de la discrétion se prolongera jusqu’à la présentation du film sur la Croisette le premier samedi, soit le jour le plus fréquenté et prisé du Festival. Preuve de la confiance de Frémaux dans son potentiel de séduction.
De “Gala” à “Libération”
La veille, à 19 heures, a lieu la projection de presse. Hormis les « Cahiers du Cinéma » et quelques thuriféraires de la réalisatrice, peu de journalistes trépignent d’impatience. Deux heures quarante-deux minutes plus tard, tout le monde veut sa part de « Toni Erdmann ». De « Gala », qui titre « Mon père, ce blaireau » sans savoir que Maren Ade a e ectivement vu « Mon père, ce héros » avec Gérard Depardieu et Marie Gillain pour préparer son film, aux « Inrockuptibles » (« percutant et drôlissime »). « A la sortie de la séance, note Chloé Lorenzi, l’attachée de presse française, c’était comme si les journalistes avaient oublié qu’il y avait d’autres journalistes. Pour chacun, le film était sa découverte… Tous les quotidiens ont voulu leur interview de Maren Ade, du “Parisien” au “Figaro” et “Libé”, en passant par “Métro” et “20 Minutes”. »
Au niveau international, même engouement. Les rares réfractaires se font immédiatement tancer sur les réseaux sociaux. « Un journaliste américain a écrit sur Twitter être parti au bout d’une heure, raconte l’attaché de presse international du film, Richard Lormand. Tous ses confrères l’ont descendu. L’un a même appelé à ce qu’on lui retire son accréditation. » Dans le quotidien « Screen International », qui collecte les avis des critiques de plusieurs pays, la moyenne du film atteint 3,8 sur 4. Certains, qui détestaient en sortant, adorent le lendemain. Du jamais vu ! « Maren a ce don très particulier de faire des films qui parlent di éremment à chacun », analyse Janine Jackowski. « Cela n’arrive pas si souvent que la presse se comporte comme des spectateurs : les journalistes, quelle que soit leur famille d’appartenance, ont réagi au film de manière personnelle, intime », ajoute Thierry Frémaux qui, le samedi à 15 heures, voit le miracle se renouveler lors de la séance o cielle en présence de l’équipe. Durant la standing ovation finale, ayant remarqué que Peter Simonischek, l’interprète de Toni Erdmann, a les fausses dents dans sa poche, Frémaux lui fait signe de les mettre. L’acteur, dubitatif, s’exécute. La salle exulte.
Durant cinq jours, Maren Ade enchaîne sans discontinuer les entretiens. Son film d’auteur de deux heures quarante-deux, allemand et sans vedette se vend partout. Des agents américains se pressent pour la rencontrer… sans avoir vu le film. Le soir, elle se réfugie dans la villa louée sur les hauteurs de Cannes pour elle et sa famille – ses parents, son mari, le réalisateur Ulrich Köhler, et leurs deux enfants. Le Festival passe, le buzz reste : rien ne vient remplacer « Toni Erdmann » dans le coeur des festivaliers, pas même le Almodóvar, le Xavier Dolan ou le Paul Verhoeven. « La dernière fois qu’il y a eu une telle adhésion, c’était pour “la Vie d’Adèle’’ et ça s’est terminé par trois palmes d’or [pour le film et pour ses deux actrices] », se souvient Frémaux. La veille du palmarès, la twittosphère le donne favori pour la récompense suprême, ses chances de l’avoir étant estimées à 87%. Un prix d’interprétation (les deux acteurs, Sandra Hüller et Peter Simonischek, stars du théâtre, sont prodigieux), du jury, du scénario ou un Grand Prix lui iraient bien aussi. « On y a cru jusqu’à la fin », avoue Carole Scotta de la société Haut et Court, qui distribue le film en France. Mais le dimanche matin, lorsque Thierry Frémaux rejoint le jury présidé par George Miller et composé, entre autres, d’Arnaud Desplechin, de Vanessa Paradis et de Donald Sutherland, pour leur ultime réunion de délibération, il comprend que « Toni Erdmann » n’est même pas à l’ordre du jour. « J’ai pris acte », dit-il. Vers 13 heures, Carole Scotta reçoit son SMS : « Hélas, il n’y a rien pour “Toni Erdmann’’. » Ce n’est certes pas le seul oublié d’un palmarès inique, éreinté de partout (Ken Loach “bipalmé”, quel intérêt ?), mais c’est le plus aimé. « J’ai lu que le palmarès ne rendait pas justice à la sélection », pointe Frémaux.
Le phénomène « Toni Erdmann » survivra-t-il à la bulle cannoise et à la promesse de son accroche publicitaire : « Le film qui va vous rendre heureux » ? Les premiers chi res en Allemagne, où il est à l’a che depuis le 14 juillet, sont excellents. En France, il sort le 17 août sur 140 copies et en VO sous-titrée uniquement. « Il fallait le lancer comme le film de la rentrée, mais que les gens aient encore des plages libres pour caler une séance de deux heures quarante dans leur emploi du temps », dit Carole Scotta. Ce choix de programmation a porté ses fruits il y a deux ans pour le turc « Winter Sleep », plus long, plus austère, mais qui, lui, avait reçu la palme. A moins de 150 000 entrées, le pari sera perdu. Au-delà de 300000, ce sera Byzance. Une chose est sûre : Maren Ade a aujourd’hui le métier à ses pieds. Et quand on lui demande ce que Cannes a changé, elle répond : « Le genre du film. Je pensais que “Toni Erdmann’’ était un drame avec de l’humour. Depuis Cannes, c’est une comédie. » « Toni Erdmann », par Maren Ade, en salles le 17 août. Lire aussi l’« Humeur » de Jérôme Garcin, p. 77.
“Certains, qui détestaient en sortant, adorent le lendemain.”