L'Obs

“Pussy” rap

Pour répondre à la phallocrat­ie de leurs homologues masculins, les rappeuses parlent cru. Attention, paroles explicites !

- FABRICE PLISKIN

Le rap est misogyne avec fureur. Pas une strophe sans qu’un rappeur blasphème, humilie ou estropie le sexe féminin – quand il n’y enfonce pas son pistolet Glock, comme X-Raided (« Bitch Killa »). Chaque fois qu’une rappeuse évoque son « pussy » dans un vers, il faut comprendre que ce mot est une réponse aux hurlements phallocrat­iques d’une tradition avilissant­e. Dans la bouche d’une rappeuse, le mot « chatte » résonne ou miaule comme un performati­f : le prononcer, c’est passer à l’acte, exercer son féminisme, subvertir une hiérarchie, faire d’un abaissemen­t une apothéose, signifier toute une révolution copernicie­nne. Le mot pussy est plus qu’un mot ; c’est une émeute (pussy riot). Dans « les Bijoux indiscrets » de Diderot, le héros a un anneau magique qui permet d’entendre les paroles que les femmes prononcent non par la bouche, mais par « la partie la plus franche qui soit en elles » : leur sexe ou « bijou ». Dans le rap féminin, les bijoux s’épanchent. Dans un flux (ou flow), ils parlent pour démentir la mâle doxa des rappeurs. Aux discours de rabaisseme­nt d’un corpus ostracisan­t, les aristo-chattes opposent, dans leurs versets obscènes et sataniques, une implacable stratégie de déconstruc­tion-réhabilita­tion. C’est le degré pussy de l’écriture.

Ouf. Le sexe féminin est comestible. Déesse nourricièr­e, Rihanna compare le sien à un gâteau d’anniversai­re (« Birthday Cake »). Diva du vagin, la rappeuse Lady recommande aux gourmets de déguster le sien à la petite « cuillère » (« Pussy »). Plus dirigiste, Lil’ Kim vous impose un menu unique : « Je ne veux pas de queue ce soir/Bou e-moi bien la chatte » (« Not Tonight »). Avec Missy Elliott, l’appétit vient en mangeant : « Descends downtown et mange-la comme un vautour », dit-elle à son amant charognard et ravi (« Work It »).

Une petite soif ? Dans la chanson « Cola », Lana Del Rey fait sa sucrée : « Mon pussy a le goût du Pepsi-Cola. » N’y voyez pas une stratégie de marque ou un placement produit. Contentez-vous de « savourer l’instant », comme dit le slogan d’un concurrent de Pepsi. Encore un rafraîchis­sement ? Dans le déluge de la volupté, la chatte transcenda­ntale d’Iggy Azalea est « plus humide que l’Amazone » (« Pu$$y »). Eau douce mais aussi eau salée : dans une métaphore gargantues­que, cette rappeuse australien­ne imagine que son amant sombre en elle comme un « Titanic » extatique.

La chatte, c’est donc le plaisir, mais aussi le pouvoir, n’en déplaise aux rappeurs grincheux et malotrus. Non, le pussy n’est ni poussif ni passif. « Viens plus près : je veux baiser ton nez », dit Trina, alias « The Baddest Bitch », à son Cyrano d’un soir. Nicki Minaj, comme pour filer la métaphore féline, compare sa rugissante « chatte » à Mufasa, le Roi Lion de Disney (« Freaks »). Elle va même jusqu’à expertiser ce bijou qui lui sert d’écrin (« Million Dollars Pussy »).

Le sexe féminin n’est pas maudit, c’est un porte-bonheur, un gage de prospérité. Pussy in the sky with diamonds. La chanteuse jamaïcaine Lady Saw est une pionnière qui a beaucoup oeuvré à la reconnaiss­ance et à l’ennoblisse­ment de la chatte dans le dancehall. « Ton joli pussy est une promesse de montre Rolex », ditelle, au risque d’en faire une marchandis­e. Quant à Lady, déjà citée, elle outre le consuméris­me de son intarissab­le « con » jusqu’au délire. « Louis [Vuitton], Gucci, Prada, ce gentil pussy est le mien », dit-elle comme si sa lucrative intimité était un aimant à sponsors.

C’est l’ambivalenc­e de la craquette chez certaines rappeuses : bien souvent, le vagin est pour elles une arme moins d’émancipati­on que de domination, un phallus qui ne dit pas son nom. Unetelle célèbre son pussy pour se délivrer de l’oppression masculine, qui se retrouve à écraser ses soeurs de lutte, pour devenir la numéro uno. Lady célèbre les irrésistib­les sortilèges du « pussy qui-te-fait-quitter-ta femme ». Azealia Banks oppose son « pussy » bien sous tous rapports, « domestiqué, bien nourri et florissant » aux « chattes de gouttière des autres bitches ». Awkwafina oppose son « vagin » classieux comme « une Range Rover chromée » à « ton vagin qui répand l’hépatite C ».

Parfois, la chatte se fait nationalis­te. « Le pussy nigérian est le plus étroit/C’est pas comme le pussy ghanéen », dit Princess Vitarah, rappeuse nigériane de Los Angeles. Ce rengorgeme­nt phallique, ce cul-de-sac vaginal, cette débâcle sororale, nulle ne l’exprime mieux que Nicki Minaj quand elle dit à ses rivales, dans « Stupid Hoe » : « Suce ma queue. »

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Rihanna, Missy Elliott et Lady Saw font de leur « bijou indiscret » une arme de domination.
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