Diplomate “normal”
Ministre discret, modeste, poli, cet ami fidèle du président tranche avec les habitudes du Quai-d’Orsay. Va-t-il néanmoins réussir à imprimer sa marque sur notre politique étrangère ?
Le 20 juillet dernier, lorsqu’il apprend que trois membres de la DGSE ont été tués dans l’est de la Libye, Jean-Marc Ayrault s’étrangle de rage. Comme tous les timides, le ministre des A aires étrangères a des accès de colère bourrue qui peuvent surprendre son entourage. La nouvelle de la mort et donc de la présence de militaires français dans un hélicoptère du général Haftar n’est que le dernier épisode des « divergences de vue », comme les appellent diplomatiquement ses conseillers, entre le Quai-d’Orsay et le ministère de la Défense. Faut-il y voir aussi l’e et d’une rivalité quasi amoureuse entre deux fidèles de François Hollande ? Reste qu’entre Jean-Yves Le Drian et Jean-Marc Ayrault, sur le dossier libyen, les fractures épousent les divisions politiques du pays. Au Quai-d’Orsay, on soutient activement le gouvernement d’union nationale de Faïez Sarraj. « Un homme solide », dit Ayrault, qui a admiré le courage de celui qui est arrivé par bateau à Tripoli pour contourner le blocus des milices. Quant à la Défense, par pragmatisme et au nom de
l’efficacité de la lutte contre Daech, on continue à apporter de l’aide au général Khalifa Haftar, l’homme fort de la Cyrénaïque (l’Est libyen) qui enregistre des succès contre le groupe Etat islamique mais bloque la mise en place du gouvernement de Sarraj.
La présence de forces spéciales françaises à Benghazi agace d’autant plus Ayrault qu’elle a suscité des tensions avec certains des partenaires européens qu’il a mis un soin particulier à inclure dans les processus diplomatiques où la France est engagée. Ainsi, c’est avec son ami Frank-Walter Steinmeier, le ministre des Affaires étrangères de la République fédérale d’Allemagne, qu’Ayrault s’est rendu à Tripoli le 16 avril 2016. Il ne mesure que trop l’importance de la pacification de la Libye, nouvel épicentre de Daech et porte d’entrée des migrants d’Afrique subsaharienne. Regrette-t-il pour autant l’intervention française décidée par Sarkozy ? « Difficile de se prononcer. Nous avons sans doute évité un massacre à Benghazi. Qu’en pensez-vous ? »
Un mois plus tôt, le 9 mars 2016, dans l’avion qui le mène au Caire, Jean-Marc Ayrault est assis à côté de Jérôme Bonnafont, directeur de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient aux Affaires étrangères. En face de lui, Pierre Vimont, l’ex-chef de cabinet de Villepin, immortalisé dans la bande dessinée « Quai d’Orsay ». Le nouveau patron du Quai-d’Orsay (il a été nommé le 11 février) a décidé de tester auprès du général Sissi, l’homme fort de l’Egypte, et du comité restreint de la Ligue arabe réuni pour l’occasion au Caire, l’audacieuse (irréaliste, disent ses détracteurs) initiative française de relance du processus de paix israélo-arabe, occulté par la crise syrienne. Le ministre compulse d’épais dossiers avec une application d’étudiant. Avec l’air un peu las que lui donnent ses yeux bleu-vert mi-clos, il pose des questions de béotien à ses conseillers. Toujours poli, voire réservé. Aucune trace en tout cas de cette arrogance d’homme politique qui tire son autorité des urnes. Les plus jeunes diplomates de la délégation, autrefois martyrisés par Fabius qui leur imposait un silence congelé, expliquent l’Orient compliqué à l’ex-maire de Nantes. « Fabius nous considérait comme des agrafeuses. Ayrault, lui, nous consulte », apprécie l’un d’entre eux. A observer la scène, on pourrait presque croire que Vimont, avec sa stature et sa grande crinière blanche, est le ministre. Mais non.
Toute l’équipe du ministre loue sa modestie. En particulier son directeur adjoint de cabinet, Guillaume Ollanier, qui lui voue une affection filiale : « Ah, devenir le père d’une figure paternelle ! s’amuse le jeune conseiller. Ma principale tâche consiste à le protéger de son humilité. Il remercie tout le monde. Parfois, nous devons lui rappeler que c’est lui le patron. » A tel point que les nostalgiques d’Alain Juppé ou d’Hubert Védrine, les deux ministres préférés de la « maison », se demandent si la France, qui continue d’en imposer aux nations les plus puissantes aussi par l’idée qu’elle se faisait d’ellemême, peut se satisfaire de ce ministre « normal », cet homme qui lave lui-même son Combi Volkswagen avec lequel il emmène sa famille en vacances et qui adore se retrouver dans son jardin nantais à planter ses tomates…
D’ailleurs, comment cet ancien prof d’allemand qui fuit les dîners parisiens et ne compte aucun ami intime dans une classe politique dont il n’apprécie ni les calculs ni les coups bas s’est-il retrouvé à la tête de la diplomatie française ? C’est un François Hollande aux abois qui a fini par rappeler dans son gouvernement son ancien Premier ministre, ce fidèle de la première heure qu’il a côtoyé pendant plus de onze ans sur les bancs de l’Assemblée nationale. « Il me fallait un ministère régalien et je voulais le Quai-d’Orsay », explique Ayrault. Car si le ministre est d’une loyauté absolue vis-à-vis du président, il abhorre Manuel Valls, qui lui a volé sa place. Or en France, sous la Ve République, le ministre des Affaires étrangères n’a de comptes à rendre qu’au chef de l’Etat…
En mars 2014, François Hollande annonce à son Premier ministre qu’il va sauter. « Nous étions ensemble, comme un couple politique… La décision a été déchirante », dira le président en parlant de son ministre comme d’une maîtresse que l’on finit par se résoudre à quitter. Et l’on
Dates 25 janvier 1950 Naissance à Maulévrier (Maine-et-Loire). Années 1970-1980 Conseiller général de la Loire-Atlantique et maire de Saint-Herblain 1989-2012 Maire de Nantes. 1986-2012 Député de la Loire-Atlantique. 1997-15 mai 2012 président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale. 15 mai 2012-31 mars 2014 Premier ministre. Depuis le 11 février 2016 Ministre des Affaires étrangères.
est bien ici dans le registre de l’amour trahi. Lorsqu’on évoque son départ de Matignon, Ayrault, marié depuis quarante-cinq ans avec Brigitte, une voisine de Maulévrier, son village de naissance en Maine-et-Loire, s’assombrit. Bien sûr, auprès des journalistes, il n’est pas du genre à s’épancher. Il renvoie à une autre journaliste, sa propre fille, qui l’a aidé à digérer le traumatisme. Dans un film touchant, « Mon père, ce Ayrault », celle-ci revisite ce qui, dans cette famille fusionnelle, a été perçu comme la trahison du président. « Est-ce que mon père n’a pas été finalement trop loyal? » demande avec une candeur perfide Elise Ayrault à François Hollande. La question obsède le ministre, qui évoque souvent le dilemme moral de l’homme d’Etat. Comment concilier son absolue fidélité au président avec ses principes ? se demande l’homme, qui regrette encore d’avoir exécuté, lorsqu’il était à Matignon, la consigne présidentielle lui enjoignant de convaincre Arnaud Montebourg, qui complotait alors ouvertement avec Valls contre lui, de rester dans son gouvernement…
A chaque fonction ses couleuvres. Le ministre des Affaires étrangères a-t-il lu la note du centre de prévision du Quai-d’Orsay qui évoque la nécessité de « dewahhabiser » la société saoudienne sur le modèle de la dénazification de la société allemande d’aprèsguerre (1)? Reste qu’il confesse ne pas avoir été heureux d’apprendre au dernier moment que François Hollande allait remettre la Légion d’honneur au prince saoudien Mohammed Ben Nayef, deux mois seulement après que le royaume eut exécuté 47 personnes. Ayrault, mal à l’aise, a pourtant endossé la décision, mais il assure depuis qu’il ne transigera pas sur la question des droits de l’homme. Au lendemain de sa rencontre avec le général Sissi en mars dernier, le ministre demandera ainsi à rencontrer, à la résidence de l’ambassadeur de France au Caire, une vingtaine de représentants de la société civile et des ONG qui lui dressent un portrait sinistre des atteintes aux libertés dans l’Egypte du général président. Les témoignages l’impressionnent : il rendra publique la rencontre au cours d’une conférence de presse. « Insuffisant », jugent les ONG qui se fendent dans la foulée d’une lettre ouverte à Hollande pour l’inciter à condamner fermement les dérives de son partenaire égyptien.
Mais comment taper du poing sur la table lorsque, depuis plusieurs années, la France et son ministre de la Défense, brillant VRP de l’industrie de l’armement, se ménagent les bonnes grâces de dictatures qui achètent les Rafale et les Mistral made in France? Pourtant, comme au sujet de la Libye, Ayrault n’hésite pas à faire entendre sa différence. Le 30 mars, le ministre des Affaires étrangères assiste à l’investiture du président de République centrafricaine, Faustin-Archange Touadéra, alors que Le Drian comptait au départ s’y rendre seul. Puis il dissuade le ministre de la Défense de recevoir le président congolais, Denis Sassou-Nguesso, à la résidence française de Bangui comme il en avait l’intention. « La France a adressé un message à Sassou en lui déconseillant de changer la Constitution », rappelle Ayrault, regrettant le refus de quitter le pouvoir de cet homme politique africain qui cumule déjà trente-deux années à la tête de ce pays d’Afrique centrale.
Ce matin-là, à Bangui, à peine descendu de l’avion, Jean-Marc Ayrault se rend dans le stade dit des « 20 000 places » pour écouter pendant cinq longues heures et par 46 °C à l’ombre une succession de discours. D’abord celui de la présidente de transition, puis celui de Touadéra, président nouvellement élu. La cérémonie est interminable. Mais Ayrault ne manifeste aucun signe d’impatience. « C’est vraiment un moment historique », se félicite-t-il, ravi d’être là. « Il n’y a pas de cynisme chez cet homme », commente un de ses conseillers, qui suffoque d’épuisement et de chaleur.
Ayrault arrivera-t-il à imprimer sa marque pendant les quelques mois qui lui restent au gouvernement? En a-t-il seulement le désir? Ses conseillers sur le Proche-Orient ont apprécié le calme avec lequel leur ministre, plus habitué à négocier avec les partenaires sociaux qu’à régler les questions internationales, a su gérer la tension lors de l’entretien avec Netanyahou qui a précédé la conférence de Paris, dont le Premier ministre israélien ne voulait pas entendre parler. Celle-ci a finalement eu lieu le 3 juin dernier et Pierre Vimont a réussi à impliquer les pays susceptibles d’être écoutés des deux parties. Cette première étape n’était que le préambule d’une conférence qui doit se tenir en décembre 2016. Et il n’est pas sûr que les conditions d’une reprise de négociations directes entre Israéliens et Palestiniens puissent être créées. Mais pour Jean-Marc Ayrault, le ministre « normal », l’ancien maire de Saint-Herblin, le fils d’une couturière et d’un ouvrier, c’est déjà une belle revanche. (1) Cité dans le livre de Vincent Jauvert « la Face cachée du Quai d’Orsay », Editions Robert Laffont, 2016.
“Fabius nous considérait comme des agrafeuses. Ayrault, lui, nous consulte.”