Le Gitan et sa tête d’erreur judiciaire
L’affaire qui m’empêche de dormir (3/4) Insomnies, réveils en sueur, angoisses… Cet été, “l’Obs” revisite les nuits de gens de justice tourmentés par une affaire qu’ils racontent parfois pour la première fois. Cette semaine, Eric de Montgolfier et ce proc
Ily a des débuts de vie professionnelle qui ressemblent à des blessures d’enfance. Dans les années 1960, Eric de Montgolfier, alors jeune étudiant à l’Ecole nationale de la Magistrature, est envoyé en stage d’immersion à l’hôtel de police de Castéja, à Bordeaux, avec quelquesuns de ses camarades de promo. Du crépuscule à l’aube, ils doivent humer l’ambiance, prendre des notes circonstanciées et en tirer quelques savants enseignements sur la réalité de la délinquance dans une grande ville de France.
Hélas, même avec de l’imagination, les nuits sont moins stimulantes que prévu. L’ennui règne en maître. Rien à signaler, répète-t-on à la petite troupe de stagiaires. C’est si vrai que vers 3 ou 4 heures du matin, ils s’éclipsent pour aller dévorer des sandwichs dans une gargote encore ouverte. Mais cette fois, à leur retour, une agitation curieuse règne dans le commissariat. Des officiers vont et viennent au milieu des agents et, signe qui ne trompe pas, on leur ferme soudain les portes au nez. Les apprentis magistrats ont juste le temps de comprendre qu’un policier a sorti son arme lors du contrôle d’identité d’un cycliste et
qu’une balle est passée à deux doigts de la fémorale du récalcitrant.
Fin juin, lorsque Eric de Montgolfier vient à « l’Obs » pour confesser quelle affaire peut bien l’empêcher de dormir, un collègue qui le reconnaît dans l’escalier s’écarte pour le laisser passer, avec les égards qu’on réserve à un roi. La longue silhouette de l’ancien procureur, désormais retraité, est spontanément associée à quelques grands dossiers judiciaires. Et à une certaine idée de l’indépendance. D’où ce « Je vous en prie, maître », lancé curieusement par notre voisin de bureau, qui ignore manifestement que le terme qu’il emploie est réservé aux avocats, jamais utilisé pour désigner un juge ou un procureur. Dans son grand costume jaune sable, Eric de Montgolfier semble un brin désarçonné, hésite, mais renonce finalement à toute séance de pédagogie judiciaire. Il faut parfois laisser aller les choses…
“ÇA SE FAIT DE RÉÉCRIRE UN PROCÈS-VERBAL”
« J’ai appris à être vigilant en toutes circonstances », nous dit-il pourtant quelques minutes plus tard, en relatant cette nuit bordelaise qui lui a permis de découvrir comment un réflexe corporatiste peut empêcher qu’un incident grave – le coup de feu d’un policier sur un cycliste – ne soit ébruité. Car le lendemain de cette drôle de nuit, alors qu’il a rendez-vous avec le chef de la sûreté urbaine, la porte du bureau restée entrouverte lui permet d’entendre des choses qui n’auraient peut-être pas dû l’être. « L’antichambre n’était pas grande », dit-il, presque en s’excusant. L’officier qu’il doit rencontrer vient de recevoir le rapport détaillé de l’incident nocturne. Après une lecture rapide, il s’écrie face à ses seconds : « Vous êtes fous ! Si vous écrivez ça, vous l’envoyez au tribunal direct ! » Eric de Montgolfier, qui n’entendit jamais reparler ensuite de cette affaire, comprend que « cela se fait de réécrire un procès-verbal »…
Le sandwich nocturne de Bordeaux n’est qu’une mise en bouche. Tout juste magistrat, il est nommé substitut du procureur à Caen et manifeste dès son arrivée dans le Calvados un appétit pour les affaires de cour d’assises. « Elles m’intéressent », glisse-t-il, gourmand. Les nuits difficiles et les histoires qui trottent dans la tête ne sont pas loin. Elles surviennent à son troisième procès d’assises. Cette fois, Eric de Montgolfier est censé requérir contre des « saucissonneurs », des malfrats qui sont entrés aux domiciles de braves gens et les ont terrorisés, afin de leur faire avouer où étaient planquées leurs économies. Les cibles ? Des personnes âgées de Caen et de Lisieux, ligotées à leur lit. Aucune n’en est morte, mais toutes en tremblent encore. Les gendarmes ont arrêté un suspect : un Gitan de 18 ans, qui se retrouvera bientôt devant les jurés.
Les semaines précédant l’audience, comme un écolier, Eric de Montgolfier étudie le dossier. Le jeune accusé est qualifié dans les expertises psychiatriques de « débile léger »… « De la chair à canon », traduit aujourd’hui le procureur en songeant à ce « garçon », qui, à défaut d’une sale gueule, avait une parfaite tête d’erreur judiciaire. Eric de Montgolfier ralentit la voix, fronce les sourcils. « Ce jeune homme avait avoué devant les gendarmes, mais, ensuite, notamment devant le juge d’instruction, n’avait cessé d’affirmer que ses aveux avaient été extorqués. » Comme ce genre de volte-face est plus que fréquent, il en faut un peu plus au jeune substitut. A y regarder de plus près, un « second trouble » le saisit : les aveux ne tiennent pas. Le procès-verbal semble même avoir été dicté au suspect : lorsque les gendarmes connaissent avec précision les circonstances d’une agression, le jeune Gitan donne les mêmes détails, accablants pour lui, mais quand les enquêteurs ne sont pas en possession d’éléments précis, le suspect n’en donne pas plus et se borne à indiquer qu’il est l’auteur du crime. Curieux. Terrible, si l’on songe que cela peut suffire à envoyer l’accusé en prison pour quinze ans. Eric de Montgolfier, en tant que substitut, doit en principe soutenir les poursuites lancées par ses collègues du parquet, mais il doute. Que faire ?
En cette fin d’après-midi de juin, un orage s’annonce dans le ciel de Paris. Eric de Montgolfier trouve qu’il fait bien lourd. Il abandonne la veste. Il la remettra tout à l’heure pour la photo. On lui propose de l’eau. On a un peu l’impression de lui faire passer une visite médicale. Conditions de sommeil ? « J’ai toujours bien dormi, y compris dans les tempêtes, assure-t-il. C’est la conscience qui vous empêche de dormir, pas la peur. La peur, paraît-il, vous donne des ailes. » Il balaie l’idée que l’intranquillité ait parfois pu lui gâcher la nuit par une formule : « Je préfère ne pas dormir avant plutôt qu’après ! » Satisfait de son bon mot, Eric de Montgol-
fier le reconnaît pourtant très vite : cette histoire d’assises le tourmente. Elle est certes « lointaine », mais il y pense « sans cesse ». Elle est « ordinaire », mais néanmoins « emblématique ».
Au matin du procès du jeune Gitan, Montgolfier, dans son habit de procureur, se rend dans la salle du conseil de la cour d’assises. Cette sorte d’arrière-cuisine de la salle d’audience est aussi la pièce où les jurés viendront délibérer. Elle est ouverte. Le président y est déjà. Les deux magistrats auront un rôle bien déterminé durant le combat judiciaire qui s’annonce. Mais, ici, ils échangent librement. « Monsieur le président, je ne veux pas créer de surprise, mais je vais demander l’acquittement », annonce Eric de Montgolfier. « C’est mal vu, vous savez », observe son interlocuteur, lui suggérant une porte de sortie moins glorieuse mais plus sûre : « Vous devriez vous en remettre à la sagesse de la cour. » Déjà bravache, le procureur rétorque que ce n’est « pas [sa] conception du rôle du ministère public ». L’audience est sur le point de débuter quand le président glisse simplement : « Je dois vous dire à toutes fins utiles que j’ai préparé un arrêt d’acquittement… » Les dés sont jetés.
DROITS DANS LEUR ROBE
Dans la salle de la cour d’assises de Caen, le procès s’ouvre par des rituels immuables. Président, accusateur et avocats, tous droits dans leur robe. « On aimerait tellement que chacun ait un rôle bien tranché : un juge puissant et sûr, un avocat général sourd et aveugle à l’idée de justice et un avocat brillant », observe Montgolfier, qui, dans son énumération, en oublie même l’accusé. Ce jour-là, on aurait rêvé de voir le petit Gitan en tragédien hurlant son innocence, mais il n’est en réalité qu’une « personnalité falote ». Il est là « comme un fétu de paille ». Tout se passe sans lui, ou presque. L’audience, elle, déroule sa vérité. Les gendarmes passent « un sale quart d’heure ». Ils en viennent à admettre qu’ils ont fait s’agenouiller le suspect sur une règle en fer pour qu’il réponde aux questions de façon satisfaisante. Ce n’est qu’après avoir été autorisé à se rasseoir qu’il a curieusement tenté de revenir sur ses aveux.
« Peut-être était-il coupable, mais comme je n’en avais aucune preuve, j’ai demandé qu’il soit acquitté », raconte Montgolfier, comme si tout cela allait de soi. A l’audience pourtant, ses réquisitions provoquent la stupeur. Les avocats de la partie civile protestent. La défense demande une suspension pour retravailler sa plaidoirie. « La di culté de la cour d’assises, c’est qu’on ne sait pas à qui l’on parle et si l’on a convaincu… », glisse notre invité. L’attente du délibéré n’est pas si tranquille. Montgolfier, tel un chirurgien maniant le scalpel à deux doigts de la carotide, sait qu’« on n’est jamais loin de l’erreur judiciaire ». Les jurés, finalement, acquittent le Gitan.
Quarante ans après le verdict de Caen, ce qui étonne le plus le procureur retraité, c’est précisément qu’on se soit étonné de son coup d’éclat. Que de « courage » à ne pas soutenir l’accusation alors qu’il occupait le fauteuil de l’accusation ! Quelle énergie pour sauver un innocent incertain ! Au lendemain de la décision, la rumeur de la ville lui arrive par un ami, avocat normand. Le barreau, bavard, s’est perfidement enquis de l’opinion de l’avocat général « en titre », celui qui aurait dû requérir en lieu et place du jeune substitut. Fâché, celui-ci aurait parlé de « scandale », se serait insurgé qu’on fasse cela « sans prévenir » et aurait conclu fermement : « Si j’avais su, j’y serais allé et j’aurais obtenu la condamnation. » En rapportant cette phrase, Eric de Montgolfier secoue la tête comme un somnambule. Il reste indéfectiblement attaché à l’adage du juriste britannique William Blackstone, qui veut qu’il vaut toujours mieux d’avoir un coupable en liberté qu’un innocent en prison.
Comme le cycliste de Bordeaux, le jeune Gitan de Caen n’a plus jamais donné de ses nouvelles. Tous deux ne sont au fond que des figurants dans ces scénarios de nuits judiciaires. Mais Eric de Montgolfier, lui ? Que serait-il devenu s’il n’avait pas obtenu l’acquittement ? Aurait-il renié sa vocation adolescente ? Aurait-il quitté la robe ? Ou aurait-il perdu le sommeil au moins vingt-quatre heures ? Il ose avouer que non. « S’il avait été condamné, je me serais reproché un certain manque de talent », dit-il, sans modestie. Avant de se figer, convaincu que le tribunal aurait pu prononcer « une erreur judiciaire entre soi ». La condamnation aveugle aurait été infligée entre gens de bonne compagnie, emportés par l’élan de l’accusation. « On pourrait rêver d’une justice républicaine, respectueuse et bien plus encore… Mais tant d’histoires m’ont démontré le contraire », lâche le procureur, un peu dépité. Face à la « chair à canon », d’autres que lui, sans doute, auraient laissé l’engrenage s’enclencher. Ils seraient ensuite rentrés dormir, pas très fiers d’eux. Pas Montgolfier. Ce n’est pas son genre.