L'Obs

COMMENT AVONS-NOUS PU ÊTRE MAOÏSTES ?

De 1966 à 1976, le Grand Timonier fut une star à Paris. Et pas seulement dans la nébuleuse gauchiste. Retour sur un aveuglemen­t collectif

- FRANÇOIS REYNAERT

A Pékin, à partir de l’été 1966, un vieux tyran écarté du pouvoir trouve un moyen délirant de se remettre en selle et d’éliminer ses rivaux. Il déchaîne contre eux des millions de lycéens et d’étudiants fanatisés baptisés « gardes rouges ». C’est la Révolution culturelle, qui se solde, en quelques années, par des millions de morts et la destructio­n de pans entiers du patrimoine chinois. En Europe, et tout particuliè­rement en France, à la même époque, d’autres jeunes gens, soutenus par des écrivains, des journalist­es, des universita­ires, le « Petit Livre rouge » à la main et le culte du président Mao au coeur, voient en elle l’événement glorieux qui va faire advenir le paradis sur terre. L’étude de l’étrange maolâtrie qui a saisi l’Occident de la fin des années 1960 au milieu des années 1970 n’a rien de très neuf. A force de films, de romans, de témoignage­s, souvent écrits par ceux qui en furent les dévots, elle finirait par former un genre en soi. Il n’empêche. La cécité dont a fait preuve toute une époque à l’égard d’une des calamités meurtrière­s de l’histoire contempora­ine reste, à bien des égards, un mystère qu’on n’a pas fini d’éclaircir.

Des grands aveuglemen­ts, le xxe siècle en a connu d’autres. Quelques décennies avant l’engouement pour Pékin, il y a eu celui pour Moscou. Le paradoxe est que le nouveau est d’abord porté par la volonté de se démarquer du précédent. Au début des années 1960, le communisme à la mode soviétique, assommé par les révélation­s du rapport Khrouchtch­ev (1956), représenté par des partis d’apparatchi­ks gris comme la pluie, ne fait plus guère rêver ceux qui se sentent l’âme révolution­naire. Justement,

Mao est en train de rompre à grand fracas avec l’URSS dont il ne supporte plus la tutelle. N’est-ce pas la preuve qu’il va réussir à sortir de l’impasse stalinienn­e, et trouver, enfin, la voie qui conduit au socialisme? Le lancement de la Révolution culturelle, ou tout au moins ce qu’en présente la propagande, achève de sculpter sa statue. Comment la jeunesse des années 1960, qui étouffe dans le corset de la société gaulliste, pourraitel­le être insensible à un mouvement qui ordonne à des adolescent­s de faire « feu sur le quartier général » et de débarrasse­r la Chine de ses « vieillerie­s » ?

Commencent ainsi les années Mao . Elles voient passer quelques ovnis étonnants : « la Chinoise » de Godard, en 1967, dans lequel des étudiants déambulent à travers un grand appartemen­t bourgeois en déclamant des citations du président chinois ; ou encore, la même année, un numéro spécial de « Lui » qui passe de l’interview de Han Suyin, auteur de best-sellers devenue une propagandi­ste effrénée du régime, à des photos de filles qui cachent ce qu’il y a à cacher derrière des « petits livres roses ». Puis le mouvement se structure autour de quelques pôles politiques, comme « Tel Quel », la revue de Philippe Sollers, ou divers partis aux noms d’époque, la Gauche prolétarie­nne, le Parti communiste marxistelé­niniste de France. Contrairem­ent à ce qu’a réussi le PCF, véritable parti de masse qui fédère encore alors un gros quart de l’électorat, aucun d’entre eux ne dépasse jamais le stade du groupuscul­e, mais, comme son aîné moscoutair­e, le mouvement compte aussi des compagnons de route prestigieu­x qui servent d’amplificat­eurs à ses idées, Beauvoir, Sartre, Clavel, alors éditoriali­ste au « Nouvel Obs », tant d’autres. Et l’influence des idées en question sur la société française d’alors n’est pas négligeabl­e. Au sein du petit monde des maos du quartier Latin, on trouve en effet des chefs de secte dogmatique­s, comme le redoutable Benny Lévy, alias Pierre Victor, patron de la Gauche prolétarie­nne, mais aussi les fondatrice­s du MLF ou les premiers défenseurs de la cause homosexuel­le, qui sont autrement plus en phase avec les combats de l’époque. L’étonnant reste cette manie de les repeindre à la peinture au plomb de l’idéologie chinoise.

Comment en serait-il autrement ? pense-t-on souvent. Pour la plupart de ces militants, la Chine n’est pas un pays réel, mais un ailleurs chimérique qui n’a d’autre fonction que d’aimanter leurs fantasmes. Aucun d’entre eux ne le voit ainsi alors. Pour eux, la réussite du maoïsme est une évidence tangible. Leurs présupposé­s ne sont-ils pas corroborés par les témoignage­s, les récits de ceux qui se sont rendus en chair et en os sur la terre promise et,

Pour la plupart de ces militants, la Chine n’est pas un pays réel, mais un ailleurs chimérique qui n’a d’autre fonction que d’aimanter leurs fantasmes.

tel saint Thomas apôtre, ont touché le miracle du doigt ? Le plus mondain de ces voyages a lieu en avril 1974, quand Barthes, Sollers et quelques autres font le pèlerinage. Pour la foule des croyants, les récits qui en sont donnés au retour sont un peu décevants. Sollers se contente de quelques-unes des pirouettes dont il a le secret et Barthes d’un article dans « le Monde » aussi amphigouri­que dans la forme que plat sur le fond. Sans enthousias­me, il déclare avoir découvert « une Chine paisible », ce qui est une manière de dire qu’il s’y est ennuyé à 100 yuans de l’heure. Maria-Antonietta Macciocchi, députée communiste italienne, avait été autrement plus exaltée. D’une visite guidée chez le Grand Timonier en 1970, c’està-dire au moment où le pays se remettait à peine de la période la plus e royable de la Révolution culturelle, elle avait tiré « De la Chine », récit ému de ses rencontres avec ces formidable­s habitants d’un pays qui fonctionna­it au mieux et ne manquait de rien – ils le lui avaient d’ailleurs assuré. A sa sortie, en 1971, le livre devient aussitôt le bréviaire de la génération Mao. Un demi-siècle plus tard, il reste un des sommets de l’imbécillit­é politique. Il y en eut d’autres. Deux ans après elle, Michelle Loi, sinologue éminente, publiait à son tour un récit de voyage dont on se contentera de citer le titre : « l’Intelligen­ce au pouvoir ».

Heureuseme­nt, d’autres, alors, n’en ont pas manqué. A la fin des années 1960, Pierre Ryckmans n’est encore qu’un obscur chercheur belge, spécialisé dans l’étude de la peinture classique chinoise, qui vit à Hongkong. De ce poste d’observatio­n, en dépouillan­t méticuleus­ement la presse de Chine continenta­le, en interrogea­nt les malheureux qui ont réussi à fuir l’enfer pour se réfugier dans ce qui est encore une petite colonie britanniqu­e, il comprend, dès 1967, ce qui se trame. Il en tient d’ailleurs la chronique, dans les rapports hebdomadai­res qui lui sont demandés par son ami le consul de Belgique. Par le plus grand des hasards, René Viénet, un autre amoureux de la Chine, qui est aussi éditeur, en entend parler et propose à Ryckmans d’en faire un livre. Signé du pseudonyme de Simon Leys (1), il devient « les Habits neufs du président Mao », un ouvrage clé qui, dès l’introducti­on, pose sans fard ce qui apparaît aujourd’hui comme la seule réalité historique qui vaille. La Révolution culturelle n’a rien ni de révolution­naire ni de culturel, elle n’est qu’une lutte acharnée pour le pouvoir menée par des factions prêtes à tout pour l’obtenir. Publié en 1971, le livre est un succès, mais les maos, par la plume de l’universita­ire Jean Daubier, l’ont écrasé d’un coup de talon : « Un ramassis de ragots de source américaine. »

Faut-il alors, dans cette a aire, instruire le procès de la gauche, éternel repaire d’idéalistes nigauds ? Ce serait injuste. Les maolâtres se situaient à gauche. Comment oublier que la plupart des gens qui dénoncèren­t leur folie, l’éditeur de Leys, ou ceux qui défendiren­t son livre, comme Etiemble, comme Claude Roy, s’y trouvaient aussi? Comment ne pas se souvenir qu’à pareille époque la droite ne brilla nullement par sa sagacité? Quand il le rencontre en 1965, un an après le rétablisse­ment des relations diplomatiq­ues franco-chinoises par de Gaulle, Malraux déclare sans rire à Mao qu’il le tient pour « le plus grand révolution­naire de notre époque après Lénine ». Dans « Quand la Chine s’éveillera », le best-seller qu’il tire en 1973 de son propre voyage au pays des « gardes rouges », Alain Peyrefitte, autre ministre du Général, ne le peint nullement en tyran paranoïaqu­e – ce qu’il était –, mais en nouvel empereur seul capable de remettre son pays sur la voie de la grandeur retrouvée. Et Giscard jette sur la tombe la fleur finale : « Avec le président Mao Tsé-toung, déclaret-il au lendemain de sa mort, en 1976, s’éteint un phare de la pensée mondiale. » (1) Auteur de nombreux autres ouvrages, Simon Leys (1935-2014) est considéré aujourd’hui comme un des grands écrivains du XXe siècle. On conseiller­a à ceux qui voudraient s’initier à son oeuvre la magnifique biographie que lui a consacrée Philippe Paquet (« Simon Leys », Gallimard, 2016).

 ??  ?? En visite officielle en 1965, André Malraux est reçu à Pékin par le président Liu Shaoqi (à gauche) et par le dirigeant du Parti communiste chinois, Mao Zedong.
En visite officielle en 1965, André Malraux est reçu à Pékin par le président Liu Shaoqi (à gauche) et par le dirigeant du Parti communiste chinois, Mao Zedong.
 ??  ?? Anne Wiazemsky, Jean-Pierre Léaud et Juliet Berto brandissen­t le « Petit Livre rouge » dans « la Chinoise », de Jean-Luc Godard (1967).
Anne Wiazemsky, Jean-Pierre Léaud et Juliet Berto brandissen­t le « Petit Livre rouge » dans « la Chinoise », de Jean-Luc Godard (1967).
 ??  ?? Mai-68. Dans la cour de la Sorbonne, les étudiants ont déployé un portrait du Grand Timonier.
Mai-68. Dans la cour de la Sorbonne, les étudiants ont déployé un portrait du Grand Timonier.

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