LA GAUCHE ET L’ISLAM
Pourquoi la gauche se déchire-t-elle autour de la question de l’islam ? Quelles sont les lignes de fracture? Analyse politique et entretien exclusif avec Gilles Kepel. Le chercheur s’inquiète de la tétanie des intellectuels face à l’influence croissante d
Le chercheur Gilles Kepel accuse une partie des intellectuels de gauche, tétanisés par une culpabilité postcoloniale, de minimiser le phénomène djihadiste. Pourquoi la gauche politique se déchire-t-elle autour de la question de l’islam ? Entretien exclusif et enquête.
I ly a des choses qui les taraudent, ils arrivent dans un train, ils voient des barbus, des gens qui lisent le Coran, des femmes voilées… » Qui parle ainsi des Français ? Ce n’est ni Nicolas Sarkozy ni Marine Le Pen. C’est le président de la République française, qui fut premier secrétaire du Parti socialiste pendant onze ans. « Qu’il y ait un problème avec l’islam, c’est vrai, nul n’en doute », dit encore François Hollande à la page 594 du best-seller des journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme (1). Propos officieux bien sûr, loin de toute caméra. Mais ces mots glissés dans le creux de l’oreille,
en contradiction avec les déclarations officielles, résument à eux seuls le comportement de la gauche et son embarras face à l’islam depuis l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981. Confidences pseudo-privées très critiques, mais propos publics toujours positifs et résolument optimistes suscitent la confusion chez les Français.
Hollande et beaucoup d’autres avec lui à gauche feraient-ils partie des « autruches de la pensée dénégationniste », comme les baptise l’universitaire Gilles Kepel dans son nouveau livre, « la Fracture » (Gallimard/France-Culture)? Serait-il de ces responsables socialistes, communistes ou intellectuels de gauche qui se seraient trop longtemps aveuglés et, pour certains, s’aveugleraient encore sur le péril que représente, selon lui, la progression du communautarisme pour la cohésion sociale du pays (voir son interview p. 34) ? Qui ne se souvient pas enfin des discours du chef de l’Etat qui, après les attentats contre « Charlie Hebdo » et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, parle de « terrorisme » ou d’« extrémisme », mais jamais de « terrorisme islamiste » ou d’« islamisme radical », craignant qu’on n’entende d’abord et seulement « islam » ?
L’islam, à travers ses manifestations les plus radicales, constitue indéniablement un problème pour la gauche, si on en juge par les réactions des uns et des autres quand le sujet vient sur la table. Il fallait voir les contorsions et les à-peu-près d’Arnaud Montebourg, d’ordinaire plus éloquent, invité le mois dernier par France 2 à débattre du port du burkini face au maire de Cannes David Lisnard pour mesurer sa gêne. Sur ce sujet, Jean-Pierre Chevènement conseille, lui, aux musulmans de France, de « la discrétion » dans l’espace public… D’autres, comme Manuel Valls ou Najat Vallaud-Belkacem affirment leurs convictions… radicalement différentes. Alors que le Premier ministre s’est prononcé pour l’interdiction du voile à l’université, la ministre de l’Education lui réplique, en septembre dans « l’Obs » : « Manuel Valls a son identité politique et moi j’ai la mienne. Pour lui, l’essor de l’islam radical est le combat central. Pour moi, la société française est d’abord minée par le repli identitaire, le ressentiment à l’égard des musulmans. » Emmanuel Macron est sur la même ligne qu’elle. Bref, entre gros malaises et divergences affirmées, la gauche continue de tergiverser… depuis vingt-sept ans.
Les embarras de la gauche et ses fractures sur la question ne datent en effet pas d’hier. C’est en septembre 1989 qu’éclate la première affaire du voile. Trois collégiennes de Creil qui refusent d’enlever leur hijab sont exclues par le principal Ernest Chenière, un fonctionnaire musclé, qui deviendra quatre ans plus tard député RPR. Aussitôt, le Parti socialiste se divise. Les fabiusiens militent pour la fermeté. Lionel Jospin, alors ministre de l’Education, donne des consignes de dialogue. François Hollande, jeune député de Corrèze, et Ségolène Royal se prononcent contre l’exclusion. Jack Lang, lui, évoque alors le « caractère seyant du foulard qui encadre le beau visage de ces jeunes filles » et se dit convaincu qu’elles troqueront très vite « naturellement » leur foulard pour un jean.
« Profs, ne capitulons pas! » : c’est le titre du manifeste que « le Nouvel Observateur » publie le 2 novembre 1989, signé par Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler, qui dénoncent le « Munich de l’école républicaine ». Pour eux, « Tolérer le foulard islamique, ce n’est pas accueillir un être libre (en l’occurrence une jeune fille), c’est ouvrir la porte à ceux qui ont décidé, une fois pour toutes et sans discussion, de lui faire plier l’échine ». La guerre entre partisans d’une laïcité de combat et les tenants d’une laïcité tolérante au sein même de la gauche vient de commencer. Le combat fait rage entre les « potes » de SOS Racisme et de Julien Dray, qui défendent le droit à la différence et une société multiculturelle, et les « laïcards », qui entendent bannir tout signe extérieur d’appartenance religieuse.
« Il y a toujours eu deux approches, chacune authentiquement de gauche », remarque Jean Glavany, grognard du mitterrandisme et membre de l’Observatoire de la Laïcité. « L’une fondée sur les droits de l’homme, très soucieuse de préserver le droit à la différence. Une autre, pour l’unité républicaine, plus jacobine, pour qui le droit à la différence ne doit pas entraîner la différence des droits. Ce débat est inhérent au PS et à la gauche depuis toujours. » Mais cette divergence historique est accentuée par le poison originel de l’affaire de Creil : le principal du collège qui a exclu les trois jeunes filles est très marqué à droite. A gauche, derrière son geste, on imagine surtout du racisme plutôt qu’un attachement sincère à une conception fermée de la laïcité.
Dans le monde politique, au-delà des différences philosophiques entre chaque courant, on n’oublie pas non plus les intérêts électoraux. Au milieu des années 1980, l’adaptation à l’économie de
marché et le tournant de la rigueur ne sont pas du goût d’un électorat populaire et ouvrier qui déserte les rangs de cette gauche-là et se tourne progressivement vers le Front national.
La gauche s’adapte à cette nouvelle donne et change de discours. A la défense du prolétariat succède désormais celle des immigrés, nouveaux damnés de la terre, puis celle de toutes les minorités. « La gauche est mal à l’aise face à l’islam. L’idée demeure qu’il ne faut pas stigmatiser les musulmans, qui sont les prolétaires et les enfants des colonisés, d’autant plus que la droite s’en charge », observe Hakim El Karoui, fondateur du Club xxie siècle, pour la promotion de la diversité au sein des élites, aujourd’hui membre associé de l’Institut Montaigne, qui vient de publier une enquête inédite sur les musulmans, « Un islam français est possible ». Une thèse que validera plus tard Terra Nova. Avant la campagne présidentielle de François Hollande, ce think tank de la gauche moderniste, conseillera ainsi au candidat socialiste de s’adresser aux multiples minorités, parmi lesquelles les musulmans, plutôt que de chercher à convaincre un électorat ouvrier considéré comme irrécupérable.
Dans les années 1990, « la gauche part dans tous les sens, analyse Tareq Oubrou, imam à Bordeaux. Elle a été déroutée par la visibilité soudaine et massive de l’islam. Au point, pour certains, de considérer qu’il fallait abandonner la laïcité instaurée en 1905, celle de la liberté du culte dans l’espace public et civil, pour une laïcité de combat ». Qui écoute alors le sociologue Paul Yonnet? Dans « Voyage au centre du malaise français », (Gallimard, 1993), le chercheur met en garde contre un antiracisme qui servirait d’idéologie de substitution à une gauche en perte de repères. «A l’ombre de l’antiracisme s’avance un communautarisme racialisant dont l’une des caractéristiques est qu’il place l’intérêt holistique des religions et des cultures bien avant, notamment, le souci de libérer la femme de l’entreprise de l’homme »…
De son côté, juste après le choc du 21 avril 2002 et l’élimination de Lionel Jospin au premier tour de la présidentielle, Jean Daniel alerte à son tour dans « le Nouvel Observateur » : « L’anticolonialisme nous a conduits au culte de la différence tolérée. Le civisme républicain doit exiger la recherche de la ressemblance, écrit-il alors. C’est ce qu’on aurait dû apprendre aux enfants, si on avait compris que le droit du sol, sans l’intégration dans les traditions du pays d’accueil, c’est la résignation à une société multicommunautaire dont chaque composante cherche à faire prévaloir ce qu’elle appelle “ses” droits. »
Il faut dire qu’entre-temps un nouveau mot a fait son entrée dans le débat, celui d’« islamophobie ». L’expression est popularisée par Tariq Ramadan, dans une tribune au « Monde » en 2001 et reprise par l’extrême gauche, les associations de défense d’immigrés et une grande partie des Verts. Cette mouvance protéiforme et multicourant sera ainsi parfois qualifiée de « gauche morale », au risque d’entretenir la confusion intellectuelle avec la « deuxième gauche » de Rocard et de Delors. Ce nouveau concept finira par provoquer, en janvier dernier, la fureur d’Elisabeth Badinter contre la sphère islamo-gauchiste. « Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe, assène la philosophe sur France-Inter. Lorsque les gens auront compris que ce terme, c’est une arme contre la laïcité, peut-être qu’ils pourront laisser leur peur de côté pour dire les choses. » Sa violente sortie qui vise notamment Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la Laïcité, suspect de vouloir défendre une laïcité trop molle, entraîne une grave crise au sommet de cet organisme.
Sous la pression d’une opinion publique de plus en plus méfiante à l’égard de l’islam (74% des personnes interrogées en janvier 2013 pensent que l’islam n’est pas compatible avec les valeurs de la société française selon Ipsos-« le Monde »), la gauche officielle a évolué. Mais pas toujours dans la clarté. En 2004, la quasi-totalité des socialistes vote la loi réglementant « le port des signes et des tenues manifestant une appartenance religieuse ». Seule, Christiane Taubira vote contre. Chez les communistes, la majorité s’y oppose aussi, à l’instar de Marie-George Buffet qui plaide pour « une laïcité de coopération ». Six ans plus tard, lors du vote de la loi contre le port de la burqa, la gauche préfère se faire porter pâle. Seuls 18 députés socialistes, radicaux et divers-gauche (sur 204) participent et votent favorablement, comme Manuel Valls, Aurélie Filippetti ou Sylvia Pinel. Les 186 autres ont préféré sécher la séance et ne pas choisir, comme François Hollande, Martine Aubry, Laurent Fabius, Arnaud Montebourg, Claude Bartolone et bien d’autres. L’embarras est encore plus manifeste du côté des communistes : sur 26 inscrits au groupe, 24 sont allés à la pêche ce jour-là…
« Le cafouillage au sein des discours politiques est maintenant incroyable, déplore l’imam Tareq Oubrou. Il n’y a plus de frontière entre la droite et la gauche. » Difficile de s’y retrouver aussi parfois, au sein de l’extrême gauche, entre la candidate voilée du Nouveau Parti anticapitaliste aux élections régionales de 2010 et les positions d’un Jean-Luc Mélenchon qui expliquait alors que porter le voile, « c’est s’infliger un stigmate ».
Qu’il s’agisse, hier, de l’adaptation à l’économie de marché ou de la lutte contre l’insécurité, aujourd’hui de l’immigration ou de l’islam, le processus d’évolution de la gauche semble immuable : dénégation, puis silence gêné assorti de quelques contorsions et enfin, souvent bien tard, proclamation d’une « doxa ». Le tout, sans avoir effectué le nécessaire travail de pédagogie préalable. D’où les fréquents procès en trahison d’une base militante, coupable d’avoir continué de croire aux discours officiels.
A force de ne pas trancher, de ne pas organiser le débat en son sein, voire de le fuir, une partie de la gauche de gouvernement a-t-elle pris le risque de laisser la société française se fracturer ? En tout cas, Hollande lui-même s’interroge dans une autre incroyable confidence à Gérard Davet et Fabrice Lhomme : « Comment peut-on éviter la partition? » Terrible constat d’impuissance…
“LA GAUCHE PART DANS TOUS LES SENS. ELLE A ÉTÉ DÉROUTÉE PAR LA VISIBILITÉ SOUDAINE ET MASSIVE DE L’ISLAM.” TAREQ OUBROU, IMAM À BORDEAUX