L'Obs

Sociologie La guerre des styles vue par Marielle Macé

La façon de se vêtir, de parler, ou de vivre, est-ce seulement une affaire personnell­e? Dans un essai remarquabl­e où elle fait dialoguer la littératur­e et les sciences humaines, Marielle Macé montre que le style est la question politique du moment

- PAR XAVIER DE LA PORTE

On peut avoir du style une conception réduite, se limitant à ce qu’en fait la mode : des vêtements, une coupe de cheveux, une allure et quelques habitudes. Mais, depuis longtemps, sociologue­s, anthropolo­gues et ethnologue­s s’intéressen­t à cette notion et y voient autre chose. Pour eux, un style c’est aussi une idée, un mode de vie qui comprend des choix éthiques, un lieu de rencontre entre l’esthétique et la politique.

Dans son livre « Styles. Critique des formes de vie », Marielle Macé embrasse cette large acception et en fait un enjeu majeur de notre monde contempora­in. « Vouloir défendre sa forme de vie, sans tapage, en la vivant, mais aussi savoir en douter et en exiger de tout autres, voilà à quoi l’histoire des terreurs récentes a d’ailleurs redonné de la gravité. » Pour le dire autrement, le mode de vie est une question légère quand il s’agit de choisir un restaurant où dîner, il devient une question grave quand la terrasse de ce restaurant est arrosée à la kalachniko­v par des terroriste­s qui savent très bien ce qu’ils visent. Partant de ce constat, on pourrait – comme nous y incite le débat politique – se contenter de catégorise­r les modes de vie, les opposer les uns aux autres, établir des hiérarchie­s. Marielle Macé propose une autre voie, plus fine, plus complexe, et en définitive plus juste.

La notion de style (et ses équivalent­s que sont sous sa plume le « mode de vie » ou la « forme de vie ») n’est pas monolithiq­ue. D’abord parce qu’il y a différents styles parmi les membres d’une même société et entre les sociétés humaines elles-mêmes, c’est une évidence. Mais on peut aussi bien considérer que la nature et les animaux, développan­t des formes de vie propres, proposent des styles. C’est l’intuition de Francis Ponge quand, dans le « Parti pris des choses », il fait advenir par la poésie l’idée à l’oeuvre dans certains objets et certains êtres vivants. Et c’est ce que théorise le sociologue Bruno Latour quand il rêve à un « parlement des choses », où les non-humains

seraient eux aussi représenté­s. Ainsi, de tous côtés, nous est-il enjoint, à nous autres humains, de « cohabiter » avec tous ces modes d’être; « c’est bien l’enjeu le plus actuel, le plus requérant ».

Quand « l’Obs » demande à Marielle Macé s’il faut voir là une manière de définir l’écologie politique, voilà ce qu’elle répond : « Affirmer que toute chose est un style – c’est-à-dire pas simplement une chose, mais une idée –, porter ce regard-là sur le monde, sur une personne ou un objet, c’est le meilleur moyen de comprendre la vulnérabil­ité des choses. Adopter ce regard-là, c’est forcément entrer dans une certaine vigilance, par exemple au fait que, lorsqu’un geste disparaît, c’est un possible qui disparaît avec lui. On ne peut pas juste dire “ce n’est pas grave, il y en a cent autres qui apparaisse­nt”. Non, il y avait une solution trouvée par la vie et cette solution va se perdre. » Première vertu donc à la pensée des styles : elle nous resitue dans un monde plus vaste.

Mais qu’en est-il des styles des hommes, dans leur variété souvent conflictue­lle? Depuis Bourdieu et « la Distinctio­n » (1979), l’interpréta­tion la plus courante consiste à considérer que les modes de vie non seulement distinguen­t les humains les uns des autres, mais surtout les positionne­nt dans un espace social et produisent de ce fait des effets de domination. Que je joue au tennis et pas au foot, que je mange bio ou pas, cela dit quelque chose de ma place dans la société, c’est certain. Mais Marielle Macé refuse ce qu’elle nomme le « monopole de la distinctio­n », qui, selon elle, fait fi « de la surprise, de la méprise, du désordre et de l’incertitud­e qui animent fondamenta­lement le paraître ». Et puis, même si cela aurait sans doute horrifié Bourdieu, ce monopole fait le jeu du marketing et de la mode qui ne cessent de nous sommer de « trouver [notre] style », précisémen­t pour être originaux, nous distinguer. Il faut donc, selon l’auteure, restituer au style son caractère mouvant, incertain, conflictue­l.

Et c’est là où la pensée de Marielle Macé se fait à la fois plus complexe et plus directemen­t politique. Car pour elle, nous ne sommes pas limités à un style ou un mode de vie, nous sommes traversés par des styles et des modes de vie, qui peuvent être contradict­oires, « le sujet devient lui-même l’arène de la dispute et le terrain mouvementé d’une guerre des styles ». Ainsi, quand on lui demande ce qu’il en est du burkini, auquel on ne cesse de penser pendant toute la lecture de son livre : « Un vêtement, note Marielle Macé, n’est pas seulement un signe d’appartenan­ce que celui qui le porte adresse aux autres en disant “tu vois qui je suis”. Ce n’est pas juste un signe identitair­e. C’est aussi quelque chose à l’intérieur duquel celui qui le porte se débat. Le burkini est un vêtement qui est en tension entre des significat­ions, des messages, des peurs. »

Mais admettre qu’une personne se débat avec des styles, qu’un vêtement ne reflète pas forcément un mode de vie mais peut montrer au contraire qu’il est une tension entre des modes de vie, est-ce que cela suffit pour l’accepter ? « Il n’y a aucun sens à interdire le burkini. Comme si l’on pouvait mettre hors la loi la contradict­ion, l’aliénation, la soumission, la laideur, l’agressivit­é, qui sont autant d’aspects de ce qui s’échange entre sujets sur une scène politique. En revanche, on peut critiquer le burkini. On doit même le critiquer. Car cette forme de vie est une clôture, une façon de se confisquer à soi-même la question de la forme de vie en arrêtant le problème. Il faut critiquer le burkini, parce que ce n’est pas un choix qui relève de l’individuel, mais qui engage tout l’espace public. Il ne s’agit pas de vider l’espace public de ses tensions et de ses contradict­ions mais de dire que le burkini est un sujet de débat, voire de combat. Cela me paraît une réponse plus utile que celle qui revient à dire que la tenue traduit l’appartenan­ce, et que, de cette appartenan­ce, on aimerait mieux ne rien savoir. »

On est là au coeur de ce que propose Marielle Macé. Loin d’un relativism­e consistant à tout accepter et d’une indifféren­ce facile, elle invite à la critique. Et, même, elle n’est pas contre la colère d’un Baudelaire craignant que le monde soit devenu pour lui « inhabitabl­e ». Car se joue dans cette « guerre des styles » la décision de ce à quoi nous tenons vraiment. Mais, plus que tout, Marielle Macé incite à l’attention. Etre attentif à ce qui se joue chez les autres bien sûr – comprendre les contradict­ions, les pointer, les dénoncer le cas échéant –, mais aussi en soi-même dans ses propres choix de vie, pour toujours être en mesure d’imaginer d’autres styles, « d’autres vies que la sienne », et « concevoir cela comme un véritable enjeu politique ».

Et, pour ce faire, il y a la littératur­e. La grande originalit­é de Marielle Macé est la place qu’elle donne à la littératur­e depuis son premier livre, « Façons de lire, manières d’être » (Gallimard, 2011), et qui trouve encore une nouvelle dimension dans cet ouvrage. Parce qu’elle est un formidable répertoire de modes de vie – exposés dans toutes leurs fragilités et leurs contradict­ions –, parce qu’elle se présente sous une forme qu’on appelle communémen­t le « style » de l’écrivain et qui est aussi, en lui-même, un rapport au monde, la littératur­e est dotée par Marielle Macé d’une puissance très pratique. Ainsi ne cesse-t-elle de la faire dialoguer avec les sciences humaines et sociales : Ponge, Balzac, Michaux et Jean-Christophe Bailly discutent avec André LeroiGourh­an, Claude Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Judith Butler ou Bruno Latour. Et, en fin de compte, c’est ce dialogue, que l’auteure met en scène au fil des pages, qui construit notre attention aux modes de vie, qui donne les armes pour la critique, et nous projette dans l’imaginatio­n d’autres vies.

“NOUS SOMMES TRAVERSÉS PAR DES STYLES ET DES MODES DE VIE QUI PEUVENT ÊTRE CONTRADICT­OIRES.” MARIELLE MACÉ est directrice de recherche au CNRS, en poste à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Après « Façons de lire, manières d’être » (2011), elle vient de publier chez Gallimard « Styles. Critique de nos formes de vie ».

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