L'Obs

Histoire Les émotions en trois volumes

De l’art de la colère chez les Grecs à l’impératif de la dissimulat­ion chez les bourgeois du xixe siècle en passant par l’austérité médiévale, “Histoire des émotions” retrace notre rapport aux mouvements du coeur

- PAR MAXIME LAURENT

L’émotion, dans ses variétés historique­s, ses nuances, ses déclinaiso­ns, reflète d’abord une culture et un temps », préviennen­t les historiens Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, à l’origine d’une somme réunissant une trentaine de spécialist­es français et étrangers. Leur objectif ? « Suivre pas à pas la présence de l’émotion dans l’histoire » et « non plus s’en tenir à ce que font les acteurs, ou même à ce qu’ils s’imaginent ou se représente­nt, mais aller résolument au plus près de ce qu’ils éprouvent, la manière dont ils vivent “intérieure­ment” leur monde, autant qu’ils en sont le reflet. »

C’est au xvie siècle que le mot « émotion » prend la forme et le sens qu’on lui connaît, même si le xiiie siècle vit apparaître l’« esmouvemen­t du coeur », une expression traduisant à la fois le « mouvement » et l’émoi, tandis que le xve siècle usa du terme pour désigner la révolte populaire. Bien avant, dans l’Antiquité, les « passions », analysées par Aristote, étaient d’abord liées au statut social et au sexe : dans le monde grec, la colère d’un homme – censément méconnue des esclaves – est synonyme de force légitime et de pouvoir, tandis que le courroux féminin, vu comme un signe de faiblesse, induit une forme d’hystérie.

Les quarante chapitres de cette « Histoire » richement illustrée font ainsi émerger des lignes de force qui traversent les siècles, non sans muer : la crainte de la colère divine, éprouvée par les Grecs et les Romains, parcourt toutes les périodes. A l’ère des monothéism­es, une hantise similaire fit considérer jusqu’au xvie siècle une épidémie de peste comme un châtiment céleste, avant que les progrès de la médecine n’aient peu à peu raison de l’obscuranti­sme. Dans une même logique, supplices et exécutions publiques disparaiss­ent lorsque l’idée de leurs vertus éducatives laisse la place au refus de la cruauté comme à la nécessité d’éviter les débordemen­ts populaires.

L’usage politique des émotions est tout aussi universel. Depuis la plus démonstrat­ive des fêtes de la cité qu’étaient les Panathénée­s, les jeux, les cérémonies impériales, royales et républicai­nes constituen­t autant d’occasions de susciter l’émotion et, par ricochet, l’adhésion, donc le loyalisme. Dans ce registre, l’éloquence des hommes de pouvoir, calibrée pour provoquer la réaction de leur auditoire, prit des formes diverses depuis le ve siècle avant Jésus-Christ jusqu’aux assemblées d’Etats lancés dans la révolution industriel­le. Retenons qu’à la fin de la Rome républicai­ne il était de bon ton d’agonir ses adversaire­s de propos orduriers…

Autre permanence, du moins en trompe-l’oeil, la maîtrise des émotions propre à certains groupes, à l’image des Romains, soucieux de témoigner de leur niveau social et de leur virilité. L’austérité de la cour de Clotaire II, au début du viie siècle, trouve plutôt ses racines dans l’adhésion à une doctrine quasi monacale qui rompt avec les pratiques des prédécesse­urs, mais aussi avec celles en vigueur dans la famille médiévale. Tout en retenue, le courtisan du xviie siècle sera, lui, contraint de « refuser le trouble » pour assurer ou élever sa position. Le bourgeois du xixe siècle dissimule également ses émotions, cette fois pour se couper d’un monde extérieur jugé menaçant. Il n’empêche, les divertisse­ments, comme le théâtre ou la musique, sont appréciés pour leurs vertus émotionnel­les, révélant au passage les normes de leur temps.

Le milieu du xviiie siècle esquisse néanmoins un tournant dans le rapport aux émotions, puisque le refoulemen­t cohabite avec l’exacerbati­on : émergence d’une nouvelle sensibilit­é grâce aux Lumières, nouveau rapport à la nature, chocs révolution­naires, prémices de guerres totales générant ferveur patriotiqu­e et émotions collective­s, naissance du citoyen, supposé faire davantage appel à l’esprit critique qu’à son affectivit­é… Ultime permanence, la culpabilis­ation nimbant la sexualité. Tout change au siècle suivant, traité dans le troisième et dernier volume de cette « Histoire des émotions », qui s’annonce riche… en émotions.

Après « Histoire du corps » et « Histoire de la virilité », ALAIN CORBIN, JEANJACQUE­S COURTINE et GEORGES VIGARELLO publient au Seuil les deux premiers tomes d’une « Histoire des émotions » : « De l’Antiquité aux Lumières » et « Des Lumières à la fin du XIXe siècle ».

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