L'Obs

Le démineur d’Air France

Depuis trois mois, Jean-Marc Janaillac, le nouveau président d’Air France-KLM, s’emploie à relancer un groupe miné par les conflits sociaux et affaibli par la fuite des touristes. Cent jours pour faire oublier les excès de son prédécesse­ur. Premier bilan

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Trust Together » ? C’est le nouveau mot d’ordre d’Air France-KLM. On peut traduire ce slogan par « Faisons-nous confiance » et c’est un sacré changement de cap par rapport aux précédents plans de management qui ont guidé le groupe ces dernières années. Ils portaient des noms très guerriers – « Transform 2015 » suivi par « Perform 2020 » –, ils voulaient réduire les coûts et ils ont mis le feu à l’entreprise. Celle-ci a bien retrouvé en 2015 le chemin des profits après huit années de pertes, mais à quel prix ! La guerre ouverte entre les salariés et leur PDG Alexandre de Juniac a culminé en octobre dernier avec l’épisode de la chemise arrachée du DRH. Devant les blocages, c’est le patron qui a cédé, tirant sa révérence entre deux grèves dures : celle des pilotes pendant l’Euro de Football et celle du personnel de cabine au sommet du trafic estival.

Comment son successeur, Jean-Marc Janaillac, allait-il donc rétablir la situation ? Avec son plan « Trust Together », qui parie sur la croissance grâce à de nouveaux moyens financiers, sur le dialogue interne et sur la simplifica­tion d’une entreprise réputée pour son extrême lenteur à décider. Janaillac n’a pas été choisi par hasard le 22 juin dernier : cet ancien administra­teur du groupe, entre 1989 et 1994, connaît le monde du transport sur le bout des doigts, et tout particuliè­rement ses points de blocage. Il a été un dirigeant de la compagnie aérienne AOM ou de la RATP et, surtout, il était directeur général depuis 2012 de Transdev, une société empêtrée depuis des lustres dans le dossier de la SNCM qu’il a su résoudre. En prime, il a fait ses études à HEC, puis à l’ENA en compagnie de François Hollande, resté depuis un ami : être un ex de la promotion Voltaire, comme le président, mais aussi comme Ségolène Royal, Michel Sapin ou Jean-Pierre Jouyet, ça peut aider quand on dirige une entreprise dont le premier actionnair­e est l’Etat... Il jure que l’Elysée n’a rien fait pour sa nomination – « C’est un cabinet de chasseurs de têtes et le conseil d’administra­tion du groupe Air France-KLM qui m’ont choisi de façon indépendan­te », assure-t-il – mais ses liens seront utiles pour débloquer les dossiers qui empoisonne­nt l’entreprise, comme les taxes diverses pesant sur les billets d’avion, et ils lui donnent en prime une liberté d’action : « J’ai 63 ans et c’est le dernier poste de ma carrière. Je n’ai plus rien à prouver, plus rien à perdre. J’ai accepté le job pour redonner du dynamisme à une boîte qui est essentiell­e au pays », a-t-il alors expliqué à un ami.

Il est arrivé au siège de Roissy le 4 juillet et il est d’abord allé discuter avec ses partenaire­s commerciau­x : le premier d’entre eux, c’est l’américain Delta, avec qui Air France partage les recettes sur les lignes transatlan­tiques, l’activité la plus rentable du groupe, mais il y a aussi les chinois China Southern et China Eastern, ou Etihad, une compagnie du Golfe aux immenses ambitions. Avec eux, il était question de gros sous : allaient-ils financer une augmentati­on de capital du groupe, pour lui procurer les moyens de moderniser sa flotte et d’étendre son réseau ? L’Etat ne lui donnera rien, et le groupe est très endetté – 10 milliards d’euros –, mais il tient à développer des vols low cost long-courriers, un secteur naissant que défrichent le scandinave Norwegian ou le français French Blue. La transforma­tion de Transavia, la filiale d’Air France et de KLM qui vole déjà à bas coût vers l’Europe, est aussi au menu, tout comme les activités de maintenanc­e aéronautiq­ue, un sujet plus technique... mais un des rares secteurs où la compagnie gagne encore de l’argent. Car le retour aux bénéfices (118 millions en 2015, pour 26 milliards de chiffre d’affaires) reste très fragile : le trafic vers la France a chuté depuis les derniers attentats et, à la moindre hausse du coût du pétrole, elle retombera dans les pertes, malgré ses beaux atouts (un réseau mondial, une bonne image de marque et une place forte à Roissy).

Ces projets n’auraient aucun sens s’il n’arrivait pas à convaincre les 63 000 salariés de le suivre, en commençant par les premiers rebelles de l’ère Juniac : les pilotes, accusés de n’avoir pas fait suffisamme­nt d’efforts de productivi­té. « Nous avons déjà eu une dizaine de contacts avec Janaillac, alors qu’on avait vu Juniac trois fois dans la dernière année », se réjouit Emmanuel Mistrali, le porte-parole du SNPL, premier syndicat des pilotes de ligne. Mais le PDG n’a pas oublié non plus tous les autres – cabine, sol, fret, maintenanc­e – et ce qu’il a entendu l’a réellement secoué. Il n’avait pas anticipé l’état de désespoir interne. Quand on le rencontre en août, il nous dit : « Le vrai problème de cette entreprise, c’est le manque de confiance entre tous. » Entre la direction et les salariés, d’abord : une enquête interne estime que plus de 60% du personnel ne fait pas confiance à son encadremen­t. Mais aussi entre toutes les catégories de salariés et entre les compagnies qui composent le groupe. Il y a Air

« PERSONNE NE CROIT PLUS CE QUE DIT L’AUTRE. L’IDÉE EST D’ARRIVER À TROUVER UN CONSTAT PARTAGÉ ENTRE TOUS ET À PRENDRE ENSUITE DES DÉCISIONS. »

JEAN-MARC JANAILLAC

France, qui suspecte KLM, Hop! ou Transavia de lui siphonner son trafic, et KLM, qui pense qu’Air France « la mal gérée » pompe tous ses bénéfices. Les pilotes défendent d’abord leurs avantages sans s’occuper du reste. Le personnel de cabine refuse d’admettre que l’avenir de la compagnie est fragile. Chacun attend que l’autre bouge d’abord : une atmosphère à mi-chemin « du nihilisme et du complotism­e », selon un cadre. Janaillac constate alors : « Personne ne croit plus ce que dit l’autre. L’idée est d’arriver à trouver un constat partagé entre tous et à prendre ensuite des décisions. » Sortir de cette logique d’affronteme­nt qui pousse systématiq­uement à la grève plutôt qu’au compromis, comme le constatent les pilotes. « La direction avait toujours nié que le programme des vols – la “production balance” en jargon interne – s’était déplacé en faveur de KLM. Alors nous avons fait grève pendant l’Euro et, là, ils l’ont enfin reconnu pour la première fois », souligne Emmanuel Mistrali. Pour les pilotes, c’est un point essentiel : moins de vols, c’est moins de progressio­n dans la carrière, mais aussi une remise en question de l’équilibre financier de leur caisse de retraite. Ils ont bien d’autres rancoeurs encore : « Je suis entré dans la compagnie juste avant la fusion avec KLM, en 2004. On était le numéro un mondial de l’aérien, on faisait 1 milliard de bénéfices. La direction nous disait qu’on était les meilleurs, et que jamais les low cost ne nous menaceraie­nt. Et puis EasyJet et Ryanair ont réussi, et c’est nous, les salariés, qui sommes devenus le problème : comment nous faire travailler plus, pour moins cher ? Jamais un dirigeant n’a fait le moindre mea culpa sur les erreurs de stratégie, ni sur l’arrogance qui nous avait conduits là », témoigne un pilote. Vu de la cabine, ce n’est pas mieux : « Ces vingt dernières années, on nous a tellement répété que notre entreprise allait mal qu’on n’y croit plus. Le discours de la terreur, ça suffit. Nous avions fait des efforts avec le plan “Transform”, on a réduit le nombre d’hôtesses dans les cabines, on nous avait promis une récompense et, tout ce qu’on a eu, c’est “Perform”, qui en remettait une couche ! » Quant au personnel au sol, sa vision est encore plus désenchant­ée : « Nous avons été les bons élèves. Nous avons accepté tous les plans d’économies, sans faire grève. Résultat ? Nous avons été remplacés par des machines et, demain, des sous-traitants feront notre boulot pour moins cher, comme chez EasyJet. Et, en prime, c’est nous que les clients insultent quand les autres font grève... »

Chacun a donc sa vision d’un coupable idéal, mais tout le monde s’accorde sur un point : c’est d’abord l’Etat qui est en cause. C’est lui qui accorde des droits d’atterrissa­ge à Emirates et à Qatar Airways parce qu’ils achètent des Airbus, et qui fait naître ainsi une concurrenc­e redoutable vers l’Asie. C’est lui qui a créé la taxe Chirac sur les billets, qui finance la lutte contre le sida, ou qui envisage une nouvelle taxe pour payer la constructi­on du train express Paris-Roissy, mais c’est lui aussi qui exige des gros dividendes des Aéroports de Paris, bien plus chers, du coup, que la rivale Amsterdam. Tout cela alourdit les coûts d’Air France. « On nous demande des efforts, mais les résultats tombent directemen­t dans la poche de l’Etat », disent tous les syndicats.

Donc quand Janaillac nous déclare cet été « je vais aller chercher l’adhésion de tout le personnel », on est encore loin du compte. Alors comment rétablir cette confiance ? En passant par des médiateurs, étrangers à l’entreprise et ses conflits : leur parole sera prise plus au sérieux. Sur le plan stratégiqu­e, il engage les experts du BCG, le Boston Consulting Group, qui justifiero­nt les évolutions. Sur le plan social, il appelle à la rescousse Jean-Paul Bailly, ancien président de la RATP et de La Poste, un habitué des entreprise­s dures à réformer. « Jean-Marc Janaillac m’a demandé fin septembre de venir faire rapidement un diagnostic partagé entre toutes les parties », explique Bailly, qui a eu un mois pour discuter avec tout le monde. Seule la CGT a refusé de lui parler. Il en a tiré un rapport de cinq pages, facile à lire, et qui servira de support au nouveau dialogue social. Le PDG va également remettre les compteurs internes à zéro : il reprend en direct la présidence d’Air France, en plus de la holding Air France-KLM, pour tenir lui-même le manche des réformes et expliquer à chacun qu’Air France est devenu un simple « challenger » qui doit lutter pour retrouver sa place dans les airs. « Air France est une société très affective, analyse un des dirigeants actuels. Janaillac est fin et bûcheur : il peut séduire le personnel et, ça, ça changerait tout pour nous. » Et si, en prime, il obtient bien une aide de l’Etat pour financer le ParisRoiss­y à sa place, alors là, il sera le roi.

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 ??  ?? Le retour aux bénéfices en 2015 reste très fragile : le trafic vers la France a chuté depuis les attentats et à la moindre hausse des prix du pétrole, la compagnie retombera dans les pertes malgré de beaux atouts.
Le retour aux bénéfices en 2015 reste très fragile : le trafic vers la France a chuté depuis les attentats et à la moindre hausse des prix du pétrole, la compagnie retombera dans les pertes malgré de beaux atouts.

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