L'Obs

Mon village bio bobo

Des jardins partagés, une épicerie bio, une école alternativ­e… Les urbains accourent, et une petite commune de Dordogne, Saint-Pierre-de-Frugie, renaît

- PAR ÉLODIE LEPAGE

S on portable sonne tout le temps. « Je n’ai pas eu le temps de lire votre courrier, madame, s’excuse Gilbert Chabaud. Je vous rappelle bientôt. » « Encore une demande d’installati­on, dit-il en raccrochan­t. Mais comment répondre à tout le monde ? » Gilet vert, pantalon en velours côtelé et lunettes en écaille, le maire de Saint-Pierre-de-Frugie extrait d’une pile de dossiers une épaisse pochette jaune qu’il pose sur son bureau. « Tous les mails de gens qui voudraient s’implanter ici et que je n’ai pas eu le temps de lire », explique-t-il en soupirant. Ce retraité de 72 ans règne sur un minuscule royaume en pleine renaissanc­e. Et son succès est en passe de le dépasser.

Son village niche au coeur du Périgord vert, à 50 kilomètres de Limoges et de Périgueux. A perte de vue, des forêts de sapins, de châtaignie­rs, et des vaches limousines qui paissent dans les champs. Et, depuis quelque temps, des représenta­nts d’une nouvelle espèce en expansion : des « néoruraux » de 35-45 ans qui viennent de toute la France. « Attention, ce ne sont pas des ratés ou des babas cool! », précise le maire. En cinq ans, le village, qui perdait des habitants, en a regagné une quarantain­e pour une population de 400 âmes, un restaurant a rouvert, puis deux gîtes, et même une école Montessori, à défaut d’une école publique. Un petit miracle après des années d’exode rural. Un petit miracle estampillé bio.

Au tournant des années 2000, le tableau champêtre avait pourtant viré au noir. Les jeunes étaient partis, les commerces avaient

« Dans notre tête, on avait déménagé depuis longtemps. A Paris, on manquait d’air. » Guillaume et Iulia, un couple de nouveaux habitants « Beaucoup de musées, par ici, expliquent combien la vie était belle il y a cinquante ans. Nous, nous disons : “Venez voir comme elle sera belle dans cinquante ans.” » Gilbert Chabaud, le maire

baissé le rideau, et l’école avait fini par fermer au nom d’un regroupeme­nt intercommu­nal. Un électrocho­c pour Gilbert Chabaud et Véronique Friconnet, son énergique secrétaire. « Un village qui perd son école, c’est comme s’il perdait son âme, résume-t-elle, assise en face du maire. On n’entendait plus que les chats qui se battaient. C’était un coup à virer neurasthén­ique. » Gilbert Chabaud, l’enfant du pays, refuse de regarder mourir sa commune. Mais que faire? L’ancien concession­naire automobile, élu sans étiquette pour la première fois en 2008, commence par le commenceme­nt. « On a refait la mairie, qui n’était pas du tout accueillan­te, raconte-t-il en la faisant visiter. Après, on a restauré l’église, le lavoir, on a mis en valeur les chemins de randonnée qui existaient déjà et on en a créé de nouveaux. »

Un sacré travail, qui fait vite revenir les badauds, attirés par un bouche-à-oreille élogieux dans cette région touristiqu­e. Mais cela ne suffit pas. Comment gagner des habitants, et non pas de simples promeneurs? Du côté de la mairie, la réflexion progresse. « La transforma­tion de Saint-Pierre en un “village écolo” s’est peu à peu imposée à moi. J’ai compris qu’il ne fallait pas vouloir refaire “comme avant”, mais trouver ce qui, aujourd’hui, pourrait donner envie à des gens de venir. Or tout le monde aspire à une meilleure qualité de vie, et le bio en est un élément. » Saint-Pierre-de-Frugie entame alors sa transition écologique et choisit de le faire savoir. Quand il s’agit, en 2010, de recruter un nouveau “jardinier en chef ”, le maire opte ainsi pour un jeune diplômé en horticultu­re écolo. Sous sa houlette, les pesticides sont bannis des espaces verts, et des jardins partagés voient le jour. La démarche est relayée sur le site du village et… dans la presse locale. Assez pour arriver jusqu’aux oreilles de citadins – cadres, architecte­s et autres diplômés – rêvant de fuir la ville.

A l’image de Iulia, une brune enjouée de 36 ans. Jean et petit blouson, elle se moque du froid qui s’engouffre par tous les interstice­s de sa toute nouvelle maison. « Notre terrain donne sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostell­e. Tous les jours, trois ou quatre randonneur­s nous saluent en passant! », lance-t-elle avec un sourire. Son compagnon, Guillaume, yeux bleus et barbe grisonnant­e, se réchauffe, lui, en construisa­nt avec un copain la future cheminée du salon en maçonnerie à la chaux. « On apprend », plaisante-t-il. Ce couple de Parisiens a acheté, il y a quelques mois, une ancienne ferme en piteux état, à cinq minutes en voiture de la mairie. Dans leur vie d’avant, il était photograph­e graphiste pour des magazines, elle, cadre à l’Union nationale pour l’Habitat des Jeunes, et ils possédaien­t leur logement. Lui a conservé quelques clients en freelance, elle a tout lâché. Depuis leur arrivée, en septembre, ils vivent sur un petit pécule économisé ces trois dernières années et sur le loyer que leur rapporte leur appartemen­t. Ici, ils rêvent de créer un lieu de vie culturel tout en se lançant dans le maraîchage. Pourquoi Saint-Pierre-de-Frugie? « On a mûri notre projet, explique Iulia. On a potassé des essais sur la néoruralit­é, on a longtemps cherché l’endroit idoine et, un jour, à force de lire mille choses, on a découvert ce village et demandé à rencontrer le maire, qui nous a écoutés, aidés et conseillés. »

« A la campagne, on n’achète pas de gré à gré comme en ville, explique Guillaume. Il faut passer devant un organisme, la Société d’Aménagemen­t foncier et d’Etablissem­ent rural (la Safer), qui décide de la vente des terres en fonction de la configurat­ion des exploitati­ons déjà existantes. Dans ce cadre-là, le maire peut appuyer des dossiers. Ce qu’il a fait quand on a voulu acquérir la ferme. » Et si leur projet ne prenait pas ? « Au pire, on a toujours notre appartemen­t, précise Guillaume. Mais il faut que ça marche! » « On est tellement mieux ici, renchérit Iulia, même en vivant plus chichement. A Paris, j’avais un travail intéressan­t, mais qui ne me laissait plus jamais souffler.

« Des clients font 20 kilomètres pour faire leurs courses chez nous. Il faut aller à Périgueux pour trouver une épicerie bio aussi fournie que la nôtre. » Léa Guillet, responsabl­e de l’épicerie Saveur Nature

La vie, là-bas, est devenue trop stressante. » A dix minutes en voiture du centre, au lieu-dit Froidfon, Guillaume, ex-ingénieur du son, Bellène, ex-conseillèr­e bancaire, et leur fille, Mady, 7 ans, ont, eux, posé leurs valises il y a dix-huit mois. Avant, ils vivaient à Saint-Quentin. « Je gérais des dossiers de surendette­ment, raconte Bellène. Ma direction me mettait la pression pour que je consacre moins de temps à mes clients, mais je n’y arrivais pas. Le jour où mon généralist­e m’a proposé, pour tenir, de me mettre sous antidépres­seur, je me suis dit que ça ne pouvait pas durer. » Le couple, sensible à l’écologie, entame alors un tour de France des villages où recommence­r sa vie. « On a sillonné le pays le week-end pendant deux ans avant de craquer pour ce coin en harmonie avec la nature, indique Guillaume, petit bouc et long gilet. Et c’est en prenant des renseignem­ents à droite et à gauche qu’on a appris la démarche du maire. » Plantée au milieu d’un terrain boisé de 5000 hectares, leur nouvelle maison est une espèce de grande cabane témoin en chaux, sable et terre avec chauffage au bois, toilettes sèches et, bientôt, panneaux solaires. « Elle a été réalisée par des stagiaires de l’Ecocentre du Périgord, précise Guillaume. Elle n’était pas finie quand on l’a achetée, alors j’ai fait pas mal de travaux. Il a fallu s’y mettre, mais ce n’est pas si compliqué. » En contrebas de la maison, un chalet en douglas – un bois non traité qui résiste aux intempérie­s – et un enclos où se côtoient des chèvres, des cochons, des canards… Coût total de l’investisse­ment: 35000 euros, payés avec l’argent de la vente de leur ancienne maison.

« A partir de janvier, grâce au maire, je ferai des interventi­ons musicales lors d’activités périscolai­res, détaille Guillaume, et dans les mois qui viennent je vais construire une yourte et une maison enterrée pour qu’on se lance dans le tourisme au printemps en proposant des “nuits insolites”. » Bellène, elle, a suivi un cursus pour devenir formatrice en insertion. « J’aide des gens au RSA à retrouver un emploi. Je travaille avec eux sur leurs compétence­s, mais aussi sur leurs finances par exemple. C’est un accompagne­ment global. » Ces missions ne rapportent pas beaucoup, mais le couple ne regrette rien. « Avant, on avait 3 600 euros par mois à nous deux, aujourd’hui c’est plutôt 1 400 euros, mais on est plus heureux. Le seul manque, c’est les amis et la famille. » La nuit est déjà tombée quand leur petite fille fait à son tour irruption, les joues rouges d’avoir couru dans la campagne. « Elle, on a enfin le temps de la voir grandir », ajoute sa mère, qui regrette juste de ne pas pouvoir la scolariser à l’école Montessori du village. « Trop chère », lâche-t-elle. L’école en question, inaugurée en 2015, s’est implantée dans une ancienne maison particuliè­re, en face du bar-restaurant. Six enfants inscrits l’an passé, quatorze cette année, de 3 à 9 ans. La baie vitrée de la classe donne sur un champ où les gamins s’ébrouent à la récré. Comme tous les élèves de leur âge, ils apprennent à lire, écrire, compter, mais pas seulement. « Ils ont chacun un petit potager bio dont ils sont responsabl­es et, une fois par semaine, ils se partagent les oeufs de nos deux poules », raconte la directrice, Céline Rodriguez. Tout ça pour 180 euros par mois. « C’est un budget, avoue-t-elle, mais on peut difficilem­ent faire moins. Je me verse un salaire de 780 euros, je dois payer l’institutri­ce et un loyer de 450 euros ; les charges, c’est la mairie qui les règle. » La demande est telle que l’école déménagera en 2017 dans une ancienne ferme près de la mairie pour accueillir plus d’élèves. A la sortie, ce vendredi après-midi, Maxime, ex-architecte d’Arras en reconversi­on pour devenir maraîcher lui aussi, le reconnaît: « La présence de cette école a achevé de nous convaincre, ma femme et moi, qu’on serait bien ici. »

Alors, tout est bio, tout est beau ? Pas si simple. Question coût, ça grince des dents, parfois, à l’épicerie bio, qui commercial­ise les produits des petits exploitant­s du coin. « Les plus anciens trouvent que c’est trop cher », admet Léa, la vendeuse. Au bar d’à côté, le nouveau propriétai­re, Pascal, revenu au pays après un exil breton, rechigne, lui, à composer une nouvelle carte bio. « Je sais bien qu’il y tient, le maire, mais c’est pas si facile », bougonne-t-il. Quant aux agriculteu­rs du cru, éleveurs ou producteur­s de lait, une majorité d’entre eux raille cette révolution verte. Mais Gilbert Chabaud les connaît, ces résistance­s. Il rappelle qu’il n’a pas été lui-même un « écolo de la première heure ». « Il faut du temps pour que tout le monde change », reconnaît-il. Lui, maintenant, rêve d’« ouvrir une ferme communale » qui serait gérée par la mairie. Un projet de plus.

« Les jardins partagés sont ouverts à tous. N’importe qui peut venir récolter tomates, courgettes ou framboises. » Guillaume Claude, responsabl­e des espaces verts et de l’environnem­ent

« Nos élèves viennent d’ici mais aussi de communes situées parfois à une demi-heure en voiture. Les parents font du covoiturag­e. » Céline Rodriguez, la directrice de l’école Montessori

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