Révolution dans la basse-cour
Foisonnant et illustré avec originalité, “Révolutions animales” recense de nombreuses preuves de l’intelligence que la science a appris à reconnaître aux animaux. Certains exemples sont fameux, tels les grands singes ou les dauphins. “L’Obs” a retenu troi
LA VIEILLE CHÈVRE QUI AIMAIT LES SOIRÉES TRANQUILLES
Depuis Aristote, qui les trouvait « vives et versatiles », les chèvres ont mauvaise réputation. Même si ceux qui les ont beaucoup fréquentées ont pu remarquer leur habileté à accéder à leur nourriture ou à s’enfuir de leur enclos, elles ont été communément considérées comme stupides, voire diaboliques. Elodie Briefer, chercheuse en comportement animal qui les a étudiées longuement, en arrive à une conclusion bien différente : « Les chèvres sont très intelligentes et n’en font qu’à leur tête. »
Son postdoctorat portant sur « la communication acoustique entre la mère et le petit », elle a d’abord pu observer que des liens s’établissent très vite entre les chèvres et leurs chevreaux : « Mères et jeunes ont des vocalisations individualisées, et se reconnaissent mutuellement par la voix, dès la première semaine après la naissance. » Cette reconnaissance peut perdurer – pour la mère tout au moins – un an après la séparation, ce qui signifie que les chèvres ont une très bonne mémoire à long terme. Plus étonnant encore, les cris des chevreaux se développent différemment selon les groupes auxquels ils appartiennent. Pour le dire autrement, ils prennent des accents, ce qui permet à la chercheuse d’avancer que « les vocalisations animales innées sont tout de même quelque peu flexibles et peuvent être modifiées en fonction de l’environnement social ».
Par la suite, des recherches étendues aux capacités cognitives ont amené Elodie Briefer à faire plusieurs observations. Les chèvres ont un don pour la reconnaissance et le souvenir des formes visuelles. Elles peuvent apprendre à manier un objet complexe et se souvenir longtemps de cet apprentissage. Et la chercheuse de rapporter deux anecdotes : celle d’une vieille chèvre qui chaque soir rentrait dans son box et refermait derrière elle la porte à loquet (laissant dehors les plus jeunes ou les plus dominantes), et celle d’une autre qui regagnait elle aussi son box, fermait la porte, attendait que son partenaire arrive, lui ouvrait la porte puis replaçait le loquet pour la nuit. Mais, chez les chèvres, à l’inverse de beaucoup d’animaux, l’apprentissage semble être plus individuel que social : elles n’apprennent pas de leurs semblables, même dominants. Vraiment, « elles n’en font qu’à leur tête ».
LE MONDE SELON LES POULES
Avant qu’on ne les élève en batterie pour leur chair ou leurs oeufs, les poules étaient admirées pour leur vigilance, l’éducation de leurs petits et leur aptitude à communiquer entre elles. Depuis un siècle leur est accolée l’image de la bêtise, à cause d’un préjugé anthropocentrique : la petite taille de leur cerveau. Or, explique Annie Potts, professeure à l’université de Canterbury en Nouvelle-Zélande, si le cortex cérébral est en effet « négligeable » chez les oiseaux (alors qu’il est volumineux, complexe et considéré comme le siège de l’intelligence chez l’humain), cela ne signifie pas qu’ils ne sont doués d’aucune intelligence : « Les oiseaux traitent l’information de façon différente et en d’autres emplacements que les mammifères. »
De fait, les poules ont une ouïe fine, nécessaire pour entendre les cris d’alarme des autres membres du groupe. Leur vision est aussi très développée, mais ne fonctionne pas sur le même modèle que chez les humains. Elles peuvent passer d’une vision monoculaire sur les côtés à une vision binoculaire en face d’elles, par des mouvements très rapides de la tête et des yeux, pour voir la nourriture qui se présente à proximité tout en maintenant une vue panoramique sur d’éventuels dangers à distance.
« La mémoire du poulet est impressionnante, ajoute Annie Potts. Ils sont capables de mémoriser cent autres têtes de poulets et de reconnaître des oiseaux qui leur sont familiers après plusieurs mois de séparation. » Ils peuvent aussi garder des humains en mémoire, et se détourner de ceux qu’ils n’apprécient pas.
Les concepts abstraits ne leur sont pas étrangers. Dès ses trois jours, un poussin peut reconnaître un objet dont on cache une partie, ce qui est impossible à un bébé avant cinq mois. A maturité, il peut retenir l’emplacement d’un objet, « réaliser des calculs arithmétiques de base et comprendre les principes de la physique (comme la solidité) et de la géométrie », indique Annie Potts. Par ailleurs, des expériences menées en 2005 ont montré que les poules peuvent attendre de manger afin d’obtenir une plus grande quantité de nourriture : « La capacité d’envisager l’avenir et de se restreindre au profit d’une récompense future était auparavant réputée propres aux êtres humains et autres primates. »
Mais le plus frappant est sans doute la sophistication de leur langage, qui implique l’ensemble des sens. Pour s’en tenir aux vocalisations, on en dénombre une trentaine qui concerne aussi bien le territoire, l’accouplement, la couvaison, la nourriture ou la satisfaction. Par exemple, leurs cris ne sont pas les mêmes selon que le danger vient de l’air ou du sol. Et les poules réagissent à ces cris même quand ils ont été enregistrés, et sont capables de les émettre alors qu’on ne leur montre que des images animées : ce qui signifie que ces cris ne sont pas « simplement des exclamations involontaires reflétant un état interne de peur », mais qu’ils sont « porteurs de sens ». Ce qui fait dire à Annie Potts : « Les poulets ont une syntaxe et une sémantique, caractéristiques naguère considérées comme marquant exclusivement le langage humain. »
SENSIBILITÉ DU POISSON
Les poissons ressentent la douleur. Lynne U. Sneddon, de l’université de Liverpool, montre qu’ils en ont l’aptitude physiologique. Depuis une dizaine d’années, on sait qu’ils ont les récepteurs nécessaires à cette sensation, mais aussi que les voies menant de ces récepteurs au cerveau sont très proches de celles des mammifères. Par ailleurs, ils réagissent positivement à des antalgiques. « Dès lors, il est possible de dire que le système de la douleur des poissons est comparable à celui des mammifères », explique la chercheuse.
Dans leur comportement, les poissons fuient la douleur. La carpe koï s’éloigne d’une pince qui serre ses lèvres et sa queue ; « la truite arc-en-ciel et le poisson rouge peuvent apprendre à éviter une zone où ils subissent un choc électrique ». Soumis à la douleur, ils donnent des signes de stress, et réduisent leur activité. Quand ses lèvres sont endolories, la truite cesse de s’alimenter jusqu’au retour à la normale. Ainsi, non seulement les réactions ne sont pas les mêmes selon les zones concernées, mais, comme chez les mammifères, elles varient aussi selon l’espèce étudiée. « Le pacu traité rudement et le tilapia du Nil dont on a coupé le bout de la queue nagent davantage. Chez le saumon de l’Atlantique, une péritonite abdominale due à un vaccin provoque une réduction de l’activité et un arrêt de l’alimentation pouvant aller jusqu’à deux jours. » Cette réaction étalée dans le temps permet de conclure qu’il ne s’agit pas là d’un simple réflexe.
Des poissons zèbres se sont également montrés capables, soumis à la douleur, de préférer un enclos nu et très éclairé où un analgésique les soulage à un environnement plus favorable. Quant aux truites, quand elles souffrent, un mécanisme d’« attention sélective » les empêche d’être effrayées par la présence d’un prédateur. La conclusion de Lynne U. Sneddon à tous ces travaux est radicale : si l’on est cohérent avec notre savoir, « on doit alors revoir entièrement les procédures mises en oeuvre dans l’aquaculture, la pêche industrielle, la pêche à la ligne, les expérimentations, les expositions publiques, et l’aquariophilie ». « Révolutions animales. Comment les animaux sont devenus intelligents », sous la direction de Karine Lou Matignon (coédition Arte Editions-Les Liens qui libèrent).