“En Iran, nous marchons vers un monde meilleur”
Doublement primé à Cannes, “LE CLIENT”, d’ASGHAR FARHADI, triomphe en Iran malgré LES PRESSIONS des extrémistes pour qu’il soit retiré de l’affiche. Le cinéaste s’explique
LE CLIENT, par ASGHAR FARHADI, en salles le 9 novembre.
Au début du nouveau film d’Asghar Farhadi, un immeuble menace de s’écrouler, contraignant un jeune couple, lui professeur et tous deux comédiens amateurs, à s’installer dans un nouvel appartement. Plus tard, avec une mystérieuse agression, c’est le couple lui-même qui se trouve en voie d’effondrement, à cause de la pression exercée sur le mari pour qu’il se venge et du traumatisme de la jeune femme. Retourné en Iran au lendemain de son seul film français, « le Passé » (2013), Asghar Farhadi, le cinéaste d’« Une séparation », lance une implacable mécanique de précision, qui tient le spectateur en haleine du début à la fin. Distingué à Cannes par une double récompense (prix du scénario et du meilleur acteur), « le Client » a remporté en Iran un succès considérable.
Comment comprenez-vous le triomphe de votre film « le Client » en Iran?
A la mi-octobre, après un mois et demi d’exploitation, 1,2 million de spectateurs avaient vu le film en Iran. L’engouement du public et de la critique est presque unanime, mais à mes yeux il importe avant tout que les gens voient le film. Qu’ils l’aiment ou non est presque secondaire. Nous avons choisi de ne faire absolument aucune promotion, et il est probable que ce silence a intrigué et suscité une forme d’intérêt a priori. Quand j’ai appris que, du fait d’une demande extrêmement forte, plusieurs salles de Téhéran avaient dû prévoir pour les premiers jours des séances à 6h45 le matin (!), j’ai pensé que c’était exagéré, et j’ai voulu voir ça de mes propres yeux, d’autant que la circulation est telle à Téhéran que, pour assister à ces séances, les gens devaient se lever à 5 heures. Mais je ne me suis pas réveillé à temps, et c’est un ami qui m’a envoyé la photo d’une des salles : elle était comble, et il n’y avait pas que des jeunes ! Des informations avaient circulé sur le film, qui ont pu éveiller la curiosité. La reconnaissance à l’étranger et les deux prix à Cannes ont compté également. Sans doute ceux qui me suivent régulièrement avaient-ils envie de voir celui-là, mais il y a eu autre chose : je pense que les gens ont eu peur que « le Client » ne soit retiré de l’affiche, comme l’avait réclamé un groupe ultraconservateur. Il s’agissait d’un groupe extrémiste peu important, mais qui possède sa propre publication, dans laquelle le film a été violemment attaqué. L’intrigue y était racontée et transformée pour établir que « le Client » montrait que les hommes iraniens ne défendent pas leur honneur et celui de leur épouse. Ces extrémistes ont fait campagne pour que le film soit interdit, sans succès [il a même, par la suite, été désigné pour représenter l’Iran aux Oscars, NDLR]. Ils ne comprennent pas qu’un film ne montre que ses personnages, pas une population entière, et ils affirment que si je choisis de dépeindre des personnages en crise, c’est pour donner de l’Iran une mauvaise image et flatter l’étranger. Ils prétendaient déjà que, dans « Une séparation », je faisais de tous les Iraniens des menteurs. Les quelques critiques négatives sont le fait de gens qui voient dans toute reconnaissance à l’étranger le signe d’un complot contre l’Iran, et qui s’ingénient à repérer dans le film
les preuves de ce prétendu complot. Une de ces critiques s’attaque au fait que « le Client » ne montre pas la femme sous la douche ! Je n’ai jamais eu l’intention de filmer la scène, mais l’aurais-je souhaité que, de toute manière, cela m’aurait été interdit! Le plus convaincu de ces adversaires a écrit un texte de trente pages… auquel j’ai répondu qu’un film susceptible d’inspirer trente pages de réflexion ne devait pas être si mauvais que ça. Leur lecture du monde, pas seulement du cinéma, est étriquée, comme toute vision exclusivement politique. Leur esprit est étroit, donc ils réduisent le monde : pour eux, il y a l’Orient et il y a l’Occident. L’Orient c’est l’Iran, l’Occident c’est les autres. Et les autres sont tous contre l’Iran.
Cette lecture exclusivement politique est-elle encombrante pour le cinéaste que vous êtes?
Elle me navre ! J’en ai assez que l’on parle de mes films comme de vitrines derrière lesquelles je montrerais la société iranienne. Ceux qui, en Iran, voient mes films ainsi ne sont pas intéressés par ce qui se trouve derrière la vitrine. Mon cinéma est un cinéma réaliste. Quand j’écris une histoire située à Téhéran, les éléments sont forcément iraniens, j’y intègre des traits caractéristiques de personnages iraniens. Si je filmais à Mexico, ces éléments et ces traits seraient mexicains. Ce que je filme dans « Une séparation » ou « le Client » est iranien, mais l’histoire pourrait se passer n’importe où ailleurs. Et si les personnages se comportent avec violence, c’est qu’ils sont saisis dans une situation de crise. La société pèse sur eux, mais c’est le cas partout dans le monde. Dans « le Client », le désir de vengeance du mari lui vient des autres, c’est évident. Sans le récit que lui font les voisins de la scène de l’agression, à laquelle ils n’ont pas assisté, son comportement serait différent : il se trouve placé dans une situation d’humiliation, traduite physiquement dans la scène de l’escalier par la position de la voisine. Elle se tient au-dessus de lui quand elle lui fait remarquer que ce n’est pas lui qui a secouru sa femme après l’agression et que, s’il avait vu dans quel état se trouvait la malheureuse, il agirait différemment. S’il agit, c’est pour tenter d’apprendre ce qui s’est passé réellement et pour se venger de cette humiliation-là et de cette autre vécue dans le taxi, quand une femme demande à changer de place au motif qu’il la serrerait de trop près. Tout part de là, c’est le déclic.
“Les quelques critiques négatives sont le fait de gens qui voient dans toute reconnaissance à l’étranger le signe d’un complot.”
Diriez-vous que le personnage de l’épouse est le plus riche du film?
C’est en effet un personnage complexe. A la suite de l’agression, elle s’engage dans un processus, sans en avoir forcément conscience; un volcan est en elle. Avec l’actrice, Taraneh Alidoosti, nous avons étudié de très près, à partir d’études réalisées pour la plupart hors d’Iran, le comportement des femmes violées. Après la phase de choc, au cours de laquelle elles ne mesurent pas réellement ce qu’elles ont vécu, vient le déni, puis la dépression, portée par un sentiment de grande solitude, l’impression de ne plus pouvoir compter sur leur entourage. L’épouse passe par toutes ces étapes et, quand elle ne peut plus monter sur scène et continuer de jouer « Mort d’un commis voyageur » avec son mari, un fossé se creuse avec celui-ci. Et lorsqu’elle prend le parti de pardonner, c’est par générosité, pour éviter que son agresseur ne soit humilié devant les siens. C’est aussi pour s’opposer
“Je n’ai pas de plan de carrière, je n’ai pas décidé d’alterner un film en Iran, un film à l’étranger.”
à l’entêtement de son mari, qui voit que le « méchant », le « client » désigné par le titre, est une sorte de double de Willy Loman, le personnage de la pièce d’Arthur Miller qu’il interprète au théâtre et auquel il se trouve en quelque sorte confronté dans la vie.
Est-ce que les acteurs connaissaient le scénario avant le tournage?
Shahab Hosseini et Taraneh Alidoosti, qui interprètent le couple, l’avaient lu, les autres ne connaissaient que ce qui les concernait directement. Farid Sajjadihosseini, qui incarne le client, a répété pendant quatre mois avant le tournage. Je l’avais repéré dans une série, il n’avait qu’une courte scène, son nom ne figurait même pas au générique. A un nouvel assistant j’ai demandé, pour le tester, de retrouver cette personne, il m’a dit que c’était son oncle. En réalité, c’est une famille d’assistants! C’est probablement le rôle le plus difficile, notamment parce que le regard que porte le spectateur sur lui doit sans cesse se transformer. Pour la fin, après qu’il a reçu cette gifle qui contient toutes les humiliations vécues par les uns et les autres, je lui ai dit que, lorsqu’il sortirait de la pièce, il devrait ressembler à un fantôme.
Vous avez travaillé en France (« le Passé »), vous voyagez beaucoup, vous tournerez votre prochain film en Espagne (à l’automne 2017, avec Penélope Cruz et Javier Bardem); pensez-vous que l’éloignement modifie le regard que vous portez sur la société iranienne et son évolution?
Aujourd’hui, la réalité virtuelle s’est imposée partout dans le monde. Je connais des gens qui ont quitté l’Iran il y a plus de trente ans et qui connaissent la société iranienne aussi bien que ceux qui la composent aujourd’hui. Pour ma part, je suis toujours en train de comparer ce que je vois ici et là avec la vie en Iran. Et ce que je vois me rend très optimiste : le peuple iranien acquiert peu à peu une conscience de plus en plus aiguë de la réalité des choses. C’est une progression souterraine, que l’on peut juger lente mais qui est réelle et, surtout, ne faiblit pas. Comme toute évolution, celle-ci provoquera une perte de repères et une forme d’instabilité passagère, ce sera le prix à payer, mais il ne fait aucun doute que nous sommes en marche vers un monde meilleur. Pour ce qui me concerne, je n’ai pas de plan de carrière, je n’ai pas décidé d’alterner un film en Iran, un film à l’étranger; ce sera selon les projets qui se présenteront, en fonction des désirs qui me viendront, mais je suis convaincu qu’un artiste ne peut pas se couper de ses racines et s’éloigner durablement de son environnement personnel. Et le filtre que me procure la société iranienne est essentiel pour moi, y compris pour mes films qu’on pourrait appeler « étrangers ».