Les enfants incassables
LA SAINTE FAMILLE, PAR FLORENCE SEYVOS, L’OLIVIER, 174 P., 17,50 EUROS.
Pour fêter ses 60 ans, Suzanne et Thomas invitent leur mère, Hélène, au restaurant. Elle est allée chez le coiffeur, a mis un chemisier en soie, s’est faite belle pour eux et leur demande, au cours du repas, si elle mérite vraiment la belle étole qu’ils lui offrent. Elle argue qu’elle n’a pas été une bonne mère, se vante toutefois de ne les avoir jamais giflés. Certes, lâche Suzanne avec laconisme, « tu nous as très rarement giflés, mais la laisse du chien, c’était trop. Et tu frappais fort ». Hélène vacille, cache sa main droite sous la table. « Quand nous n’avions plus de chien, ajoute Thomas, tu m’as donné des fessées avec la brosse à cheveux. » La mère rougit, demande pardon à ses enfants, va se repoudrer ou essuyer ses larmes aux toilettes. Cette scène, plus poignante que cruelle, où les regrets se mêlent aux remords sans hausser le ton, sans faire de bruit, pourrait résumer ce roman mélancolique fondé sur une question paradoxale : comment, avec le temps, des adultes peuvent-ils trouver des vertus à leur enfance malheureuse et même l’enjoliver ? Car Suzanne et Thomas n’ont pas été gâtés : outre la mère fouettarde, volage et bientôt fuyarde, un père absent avec sa nouvelle compagne, un oncle fêtard, alcoolique et armé, une arrière-grand-mère qui se meurt en râlant de douleur, une grand-mère autoritaire qui ronfle comme un tigre, sans compter un maître d’école méchant et pervers. Et pourtant, la soeur et le frère veulent croire qu’ils ont vécu, aussi, parfois, une manière d’enchantement. Et qu’il y avait des fleurs dans ce tapis d’orties. Films de Walt Disney et parties de dominos avec leur merveilleuse grand-tante, Odette – un coeur simple. Promenades à vélo sur les bords du lac plein d’écrevisses. Après-midi à mimer, dans le couloir, le débarquement des Alliés en Normandie. Découverte précoce du tabac et du pastis…
Trois ans après « le Garçon incassable », où elle entrelaçait les destins d’un petit handicapé et du douloureux Buster Keaton, Florence Seyvos (photo), romancière pour la jeunesse et scénariste de Noémie Lvovsky, poursuit son exploration de l’enfance blessée, mais têtue, avec une rigueur et une délicatesse de harpiste. « La Sainte Famille », où s’expriment à la fois la soeur, le frère, voire les deux ensemble, où la chronologie usuelle est chamboulée, où le rêve se confond avec la réalité, où l’on peut même téléphoner dans une maison vide pour entendre la sonnerie du passé, est le livre triste et enjoué d’une femme qui n’a jamais abandonné la fillette qu’elle fut. Elle lui donne ici la main pour la conduire dans le labyrinthe de la vie.