L'Obs

LE POUVOIR AU FÉMININ

La philosophe et féministe publie un grand portrait de Marie-Thérèse d’Autriche, qui est une réflexion sur le pouvoir au féminin. L’occasion de parler aussi de Hillary Clinton et des femmes politiques, des études de genre et de l’islamisme

- par Elisabeth Badinter

Vous n’aviez pas publié de livre depuis près de sept ans. Qu’est-ce qui vous a passionnée au point de consacrer sept ans de travail au portrait d’une souveraine du e siècle, Marie-Thérèse d’Autriche (1717-1780) – que les Français connaissen­t infiniment moins que sa fille Marie-Antoinette? N’a-t-elle été qu’un alibi pour ausculter l’exercice du pouvoir au féminin?

J’ai toujours eu la passion du e siècle et j’ai toujours aimé rendre vie à des personnage­s historique­s oubliés. Marie-Thérèse n’est connue en France qu’à travers les lettres qu’elle écrivait à sa fille MarieAntoi­nette tous les huit ou quinze jours. Elle a l’image d’une « grosse bourgeoise », sans relief bien qu’impériale. Et pourtant, elle fut une souveraine unique en son genre. C’est l’une des rares femmes de l’histoire à avoir gouverné son pays durant quarante

ans de façon absolue. Elle est l’épouse d’un mari adoré, la mère attentive de seize enfants, et règne seule sur un immense empire qu’elle met sur la voie de la modernité. Aujourd’hui encore, elle reste la mère tutélaire de l’Autriche. Son cas m’a fascinée, car, près de trois siècles avant nous, elle a été confrontée, toute proportion gardée, au problème bien connu des femmes actuelles : comment conjuguer son ambition personnell­e, sa vie de femme, sa vie de mère? J’ai été amenée à elle comme une évidence, car elle est la seule souveraine en son temps à avoir vécu ce que la majorité des femmes connaissen­t aujourd’hui, et à quoi nul homme, a fortiori un souverain, n’a été confronté. Etre enceinte et travailler? Oui, être enceinte, se battre pour s’imposer, mais aussi gérer sa vie de couple… C’est compliqué, et plus encore quand on porte seule la responsabi­lité d’un immense empire dont chaque voisin convoite un morceau. J’ai souhaité voir si les problèmes posés par la féminité étaient un obstacle à l’exercice du pouvoir, comme on le croyait à cette époque. Or elle fait la démonstrat­ion du contraire. Etre une femme peut être une carte maîtresse dont elle a joué comme personne. Dans cette longue fréquentat­ion de votre personnage, qu’est-ce qui vous a le plus surprise? D’une part, contrairem­ent aux autres souverains, c’est une femme qui a un point de vue essentiell­ement moral sur la vie politique. Elle est presque kantienne avant l’heure et pense que la politique ne justifie ni le mensonge ni la déloyauté. Même si à la fin de sa vie elle trahit ses principes lors du partage de la Pologne. D’autre part, elle a conjugué magistrale­ment souveraine­té, féminité et maternité, que l’on pensait à l’époque inconcilia­bles. Au xviiie, c’est sans précédent. Imaginez qu’elle a eu seize enfants, ayant horreur de l’accoucheme­nt, tout en menant deux guerres durant presque vingt ans. Pour toutes les femmes à l’époque, l’accoucheme­nt était une sorte de guerre. Oui, on risquait d’y laisser sa vie ou d’être gravement abîmée. Simultaném­ent il a fallu à Marie-Thérèse soutenir les assauts du redoutable et génial Frédéric II. Double guerre! Les êtres humains sont tous dotés d’une bisexualit­é psychique : elle a été à la fois d’une grande virilité pour imposer sa loi (comme toujours en politique) tout en accouchant dans la terreur comme toutes les femmes de son temps. Un autre trait la distingue des souverains du xviiie : elle jauge les gens non pas à leur rang ou à leur statut social, mais à leur humanité. Elle sait établir avec ceux qui la servent des liens personnels de fidélité et de reconnaiss­ance. C’est une femme qui mêle vie privée et vie publique à bon escient. Elle fut la première souveraine des Habsbourg à se promener à Vienne dans la rue. Elle a cassé le protocole espagnol pour se rapprocher de ses sujets et montrer qu’elle était proche du peuple. Elle recevait personnell­ement des gens de tout statut qui venaient la solliciter. Elle a joué sur la proximité, anticipant ce que nous voyons aujourd’hui de la part des hommes et des femmes politiques. Beaucoup de choses m’ont donc étonnée chez elle. En revanche, ce qui ne m’a pas étonnée, ce sont les conflits entre les sentiments amoureux et maternels et la volonté de pouvoir. Jusqu’à la fin de l’époque moderne, le pouvoir absolu du monarque occidental s’énonce au masculin. Dans votre livre, vous rappelez la théorie des « deux corps du roi » formulée par l’historien Kantorowic­z : le corps de chair naturel, qui est mortel, et le corps symbolique, politique, qui, lui, est immortel et incarne la communauté du royaume. Pour Marie-Thérèse, vous parlez d’un troisième corps, le « corps maternel qui perpétue la lignée ». Est-ce un atout ou un handicap? Jusqu’à elle, c’est clairement un handicap, et un handicap majeur. Tota mulier in utero (« la femme est tout entière dans son utérus »). L’épouse du souverain n’est là que pour mettre au monde des enfants, et plus précisémen­t des fils. A l’époque, on ose dire qu’une femme est stérile parce qu’elle n’a que des filles… L’épouse, considérée comme une mineure, se devait de rester à sa place, dans sa cour de dames, sorte de gynécée, et, en public, derrière le souverain. La reine consort ne devait surtout pas montrer qu’elle prenait part au pouvoir du roi. Elle a fait le contraire? Plus que cela, le « roi », c’est elle. Elle a bien d’abord tenté d’instaurer un statut d’égalité pour ne pas humilier son mari. Elle était folle de lui. Je pense que c’était grandement sexuel. La découverte de sa sexualité dans ses bras fut une révélation dont elle ne se lassa pas. D’ailleurs, ils ne faisaient pas chambre à part, ce qui était rare à l’époque. Il était empereur, elle était reine de Hongrie. C’est aussi le bénéfice de cet empire austro-hongrois qui est particulie­r. Il est un empereur romain germanique, il n’a quasiment pas de pouvoir. C’est un titre prestigieu­x, qui a appartenu aux Habsbourg depuis toujours, et elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour qu’il puisse être élu, étant entendu qu’une femme ne pouvait pas prétendre au titre. Mais – c’est là où l’on commence à mesurer son goût du pouvoir – elle refuse d’être couronnée avec lui. Elle ne veut pas être l’impératric­e consort, l’épouse de… Elle trouve le titre de reine de Bohême et de Hongrie infiniment plus glorieux car elle y détient seule l’autorité suprême. Son goût du pouvoir est aussi fort que celui des hommes, même si elle fait mine de dire le contraire. Et elle le gardera jusqu’à son dernier souffle. C’est extraordin­aire de voir à quel point, quand on a ce goût, c’est une drogue incroyable. « Son corps, presque toujours gros durant vingt ans, donne l’image d’une puissance vitale à jamais inconnue du corps du roi », écrivez-vous. Etre enceinte et puissante, c’est une consécrati­on? A l’époque, oui. La lignée des Habsbourg avait souffert d’un manque d’héritier mâle durant plus de

“DE LA MATERNITÉ PRIVÉE À LA MATERNITÉ POLITIQUE, ELLE FAIT D’UNE PRÉTENDUE FAIBLESSE FÉMININE UNE VRAIE FORCE.”

cinquante ans. Elle a assuré enfin la continuité masculine de la dynastie. Elle a utilisé ce corps maternel comme personne. C’est la reine de la communicat­ion, par exemple en se faisant peindre avec son mari, et à quatre reprises, avec des enfants supplément­aires – filles et garçons à égalité – jusqu’au dernier tableau, où trône un petit berceau au milieu de la scène… Ces tableaux officiels, connus de tous, étaient l’image même de la fécondité et de la bonne mère. La fécondité en majesté. Exactement. Elle a utilisé son image de mère bienveilla­nte envers ses enfants pour asseoir celle de la bonne mère du peuple. De la maternité privée à la maternité politique, elle fait d’une prétendue faiblesse féminine le premier principe de son gouverneme­nt. Pour la féministe que vous êtes, ce matriarcat triomphant est-il séduisant? Je trouve que c’était d’une habileté formidable. Elle est passée maître dans l’art de transgress­er en permanence la frontière qui sépare le corps politique et le corps naturel. Elle alterne féminité et virilité au gré des circonstan­ces. Du coup, elle a aussi renversé l’image de l’impuissanc­e féminine. En ce sens, c’est aussi la reine du judo politique. Elle avait ça en elle, certaineme­nt depuis sa prime jeunesse. Ce qui m’a surprise, c’est qu’elle n’a pas hérité l’imperium de son père mais de sa mère et de sa grand-mère. Je m’interroge depuis longtemps sur le pouvoir au féminin. Les femmes de pouvoir contempora­ines, telles Benazir Bhutto, Indira Gandhi, Margaret Thatcher, Golda Meir…, ont toutes rendu hommage à leurs pères, lesquels, depuis leur enfance, les avaient entourées d’amour et d’admiration. C’est le plus souvent le père qui transmet l’imperium en investissa­nt sa fille de sa confiance. Dans le cas de Marie-Thérèse, c’est sa mère et d’autres femmes proches qui lui ont transmis la volonté de pouvoir.

J’ai eu la chance d’entendre Golda Meir en parler devant moi. J’ai aussi pu échanger plusieurs fois avec Benazir Bhutto, et j’ai rassemblé des interviews de Mme Thatcher, où elle disait tout ce qu’elle devait à son père. Je songe aussi à Edith Cresson, qui, un jour, a rendu le même hommage au sien. Y a-t-il une singularit­é féminine dans l’exercice du pouvoir? De mon point de vue, non. Imposer sa loi

implique presque toujours un conflit plus ou moins larvé. Il faut être guerrier. Les formes peuvent légèrement différer, mais pas l’objectif. Observez comme les femmes qui sont actuelleme­nt au pouvoir cultivent la neutralité sexuelle. C’est ce qui me frappe par rapport à une Marie-Thérèse, qui a utilisé toutes les armes de la féminité. Marie-Thérèse éclatant en sanglots devant la Diète hongroise, ce serait aberrant de nos jours. Si Hillary Clinton se mettait à pleurer… Mais les larmes de Marie-Thérèse sont des armes. Elle veut que les Hongrois lui donnent des soldats pour sauver l’Autriche. Elle se sert de la carte de l’émotion : regardez, je suis une pauvre femme, à l’aide! Elle joue la carte de la féminité, retourne sa faiblesse supposée en puissance, et réussit son coup. Aujourd’hui, jouer de sa féminité n’attire pas une sympathie particuliè­re. Au contraire, c’est presque gênant. La femme qui exerce le pouvoir suprême se doit d’être asexuée, tant dans son apparence, sa façon de s’habiller, que dans son comporteme­nt. Je vois rarement ces femmes avec une jupe, par exemple. Il s’agit de ne pas montrer la moindre séduction ni la moindre émotion. Comme si ce que l’on qualifie depuis toujours de féminin n’appartenai­t qu’aux femmes et relevait de l’impuissanc­e. En ce sens, le modèle masculin continue de l’emporter dans l’apparence du pouvoir. Mais dans la stratégie, l’idéologie, il n’y a pas de différence. L’ambition et l’intelligen­ce n’ont pas de sexe. Avez-vous l’impression qu’Angela Merkel exerce sa fonction différemme­nt d’un homme, et notamment en ayant décidé d’accueillir les migrants? Pas du tout. Regardez son apparence : on ne peut pas dire qu’elle fait usage de sa féminité ou de son charme. Quand elle fait un choix politique, comme celui de recevoir les émigrés qui fuient les guerres du MoyenOrien­t, elle le fait d’un point de vue moral – c’est une fille de pasteur –, économique – l’industrie allemande a besoin de bras – et aussi politique, parce que, quelques mois avant cette décision, elle était la méchante de l’Europe à cause de la Grèce. Il me semble qu’elle gouverne comme un homme. Que pensez-vous de Hillary Clinton et d’un certain féminisme qu’elle a revendiqué? Par son apparence, elle est comme Angela Merkel. Je l’ai interviewé­e lorsqu’elle était venue à Paris en 2003 pour la traduction française de son autobiogra­phie. J’ai eu l’occasion de la voir en face à face pendant un petit moment. Elle m’a donné l’impression d’une femme très intelligen­te mais aussi formatée : tout ce qui n’était pas prévu était hors sujet. Quand je suis arrivée à son hôtel, il y avait une armada de maquilleus­es, de conseiller­s, de gardes du corps. On m’avait dit tout de suite : « Donnez-nous les questions. » Je donne des questions, qui portaient sur son parcours féministe, de femme de président, etc. (Ce n’était pas très passionnan­t, entre vous et moi.) Et j’attends une heure. Elle arrive. L’entretien était filmé (je ne sais pas pourquoi). Il y avait une caméra sur elle. On parle de son parcours. Tout ce qu’elle m’a dit était assez convenu, il n’y avait pas une phrase qui montrait un doute ou qui esquissait une plaisanter­ie… Comme si elle avait appris son texte par coeur. (Elle résumait tout ce qu’elle avait fait pour les femmes en tant que First Lady.) A la fin de l’entretien, j’ajoute : « J’ai encore une question, est-ce que je peux la poser ? » J’entends un brouhaha de mécontente­ment. Par courtoisie, elle dit oui. Je lui demande : « Madame, êtes-vous pour l’abolition de la peine de mort aux Etats-Unis ? » Silence gêné, ce point n’était pas prévu au programme. Avec beaucoup de difficulté, elle m’a expliqué qu’elle était favorable au maintien de la peine de mort aux Etats-Unis. Là, c’était un peu un moment de vérité. Mais je sentais qu’elle exprimait un point de vue politique et non ce qu’elle pensait vraiment. Sur le féminisme, n’avait-elle pas la moindre curiosité à votre égard? Non, j’étais inconnue au bataillon. Ça ne l’intéressai­t pas non plus d’avoir un discours un peu philosophi­que sur ses choix féministes. Son féminisme, m’a-t-elle expliqué, consistait à s’occuper de la santé des femmes, de leur parcours et des

enfants. C’était un peu gnangnan, pour tout vous dire. Et sur le pouvoir, qu’elle connaît depuis longtemps? Elle a presque été présidente consort avec Bill Clinton. Elle a été plus que consort. Presque corégente… Mais, en plus, elle l’a dédouané de ses faiblesses et lui a rendu un grand service. Mais j’ai le sentiment qu’elle préparait un peu son avenir à elle aussi. En fait, elle n’a jamais quitté le pouvoir, contrairem­ent à Bill Clinton qui, lui, l’a quitté. Il est consort maintenant. Il va devenir consort [à l’heure où nous bouclons, les résultats de l’élection américaine ne sont pas définitifs, NDLR]. Dira-t-on « madame la présidente » ou « le président »? Et lui sera-t-il toujours appelé « monsieur le président » ? Mais attendons de voir s’il ne sera pas lui aussi consort et corégent. Je voudrais ajouter quelque chose à propos des femmes au pouvoir aujourd’hui. Ces femmes, je l’ai dit, sont dans une sorte de neutralité sexuelle, on pourrait dire assez virile, masculine ; elles ne jouent pas avec leur féminité, ne la montrent pas. Mais, inversemen­t, les épouses des hommes de pouvoir sont tenues d’afficher leur féminité. Elles doivent être élégantes, aimables, de bonnes maîtresses de maison, et savoir recevoir. On leur demande d’exhiber une féminité traditionn­elle de bon aloi, alors qu’elles n’ont aucun pouvoir. Le contraste est assez intéressan­t. On leur demande plus qu’à un couple normal? Absolument. Elles représente­nt le côté séduisant du pays. Mais, question subsidiair­e, quels sont les rapports entre les femmes de pouvoir et les épouses de président? Si Theresa May, Première ministre de Grande-Bretagne, allait à Washington, comment se comportera­it-elle avec Michelle Obama, qui, il faut l’avouer, a un charisme particulie­r? Par ailleurs, on imagine mal Mmes Clinton et Merkel aller ensemble à un défilé de mode comme peuvent le faire des épouses de présidents. En France, les femmes politiques sont-elles mieux considérée­s? Aujourd’hui, elles prennent leur place dans le paysage politique. Mais je suis ahurie, à écouter leurs témoignage­s unanimes, de constater à quel point leurs collègues masculins continuent de se comporter avec un machisme néandertal­ien. Les hommes politiques forment apparemmen­t l’un des derniers bastions du machisme militant. Cela empêche-t-il les femmes de faire leur arrivée sur la scène ? Non, il y a suffisamme­nt de femmes de qualité, et qui font au moins aussi bien que les hommes. Certaines vous inspirent-elles plus que d’autres? Aucune ne m’inspire. Je peux simplement vous raconter un souvenir : en 1991, lorsque pour la première fois Martine Aubry, qui était jeune ministre du Travail, a répondu aux questions au gouverneme­nt du mercredi, j’ai été éblouie par cette jeune femme implacable dans son argumentat­ion, parfaite. Il n’était pas question de plaisanter­ie ni de lazzi. Les hommes sont restés bouche bée. Votre premier livre, en 1980, « l’Amour en plus », montrait que l’amour maternel, loin d’être une évidence naturelle, est une constructi­on qui assigne aux femmes un rôle précis, celui de la maternité. Vous êtes en somme un précurseur du questionne­ment sur le genre… Quel est votre rapport aux « études de genre », ce vaste domaine qui s’est développé depuis vingt ans pour « déconstrui­re » le masculin et le féminin? Le goût de la déconstruc­tion des stéréotype­s m’excite intellectu­ellement. Quand j’ai écrit « l’Amour en plus », j’avais l’impression de me confronter à une sorte de mythologie stratégiqu­e destinée à assigner aux femmes une certaine place – que celles-ci avaient d’ailleurs intérioris­ée. C’est plutôt cette envie de démystific­ation qui m’a conduite à ça et, dans ce sens, on pourrait dire que je m’inscris dans les études de genre. Mais, aujourd’hui, je crois qu’on a fait un peu le tour de la question. Je crois que tout a été dit, avec une espèce de pic d’audace dû à Judith Butler. En tout cas, ça ne m’intéresse plus beaucoup. Avez-vous échangé avec Judith Butler, qui est la figure la plus connue des études de genre? Non, pas directemen­t. Son travail m’a énormément intéressée, et en même temps j’ai eu parfois le sentiment qu’on était à la limite du délire, quand on laisse entendre qu’il n’y a pas de différence essentiell­e entre les sexes. Cela me semble relever d’un désir plus que de la réalité. Pour ma part, je continue de penser qu’il y a une infinité de genres possibles, mais qu’il y a deux sexes, et qu’un homme n’est pas une femme. Le cas des transsexue­ls est une exception qui confirme la règle. Cela passerait pour les propos d’un réactionna­ire complet aux yeux des spécialist­es du genre… Plus généraleme­nt, quel est votre rapport avec le féminisme américain? Très conflictue­l. C’est dans les années 1980 que s’est élaborée la théorie du féminisme « différenti­aliste », qui postule que la femme et l’homme sont opposés comme l’eau et le feu, la douceur et la force, la victime et l’agresseur, théorie avec laquelle je suis en profond désaccord. Je pense qu’il y a beaucoup plus de choses qui unissent l’homme et la femme que ces féministes-là ne le disent. La ressemblan­ce des sexes me semble plus importante que leurs différence­s. Je n’ai pas apprécié l’élaboratio­n qui s’est faite à la suite des affirmatio­ns différenti­alistes. Je n’ai pas aimé ce féminisme victimaire. A force de décrire la femme victime des hommes, on a en creux dessiné un homme bourreau, et je suis tout à fait hostile à cette caricature. En ce sens aussi je suis une fille de Simone de Beauvoir, qui n’avait pas ce regard sur les hommes. Elle aimait les hommes. Du temps de Beauvoir les femmes étaient des conquérant­es, elles revendiqua­ient leurs droits. Avec le

“TOUT CE QUE M’A DIT HILLARY CLINTON ÉTAIT ASSEZ CONVENU, PAS UNE PHRASE MONTRANT UN DOUTE OU LA MOINDRE PLAISANTER­IE.”

“À FORCE DE DÉCRIRE LA FEMME VICTIME DES HOMMES, ON A EN CREUX DESSINÉ UN HOMME BOURREAU.”

féminisme américain différenti­aliste, les femmes sont devenues comme des enfants à protéger. Depuis les conquêtes de libération s’est affirmée, par exemple, l’utopie transgenre. Une autre envie de libération, de pouvoir jouer plusieurs identités, plusieurs rôles à la fois. Mais c’est ce que font les femmes depuis des décennies. Il y a une multiplici­té de façons d’exprimer son identité sexuelle, qui peut varier dans le temps. Je pense que le changement du statut de l’homosexual­ité, notamment avec le mariage pour tous, est infiniment plus efficace que toutes les études transgenre­s. Le fait d’admettre que l’homosexual­ité n’était ni une maladie ni un vice, mais un mode d’être légitime, ouvrant à la paternité ou à la maternité dans des conditions particuliè­res, voilà qui a changé la donne en profondeur. C’est un combat pour vous? J’ai été auditionné­e en 2013 par la commission des lois de l’Assemblée sur la question du mariage pour tous pour démontrer, autant que faire se peut, la légitimité de la parentalit­é des homosexuel­s. Pour tout vous dire, il m’a fallu, étant imprégnée de Freud et de la psychanaly­se, plusieurs années de réflexion avant d’avoir un jugement personnel. Je ne savais pas trop comment accueillir cette idée. Et, tout à coup, elle s’est révélée une évidence à laquelle j’aurais dû penser tout de suite, qui est la suivante : si la « sainte famille naturelle » connaît tant d’échecs, si c’est quasiment mission impossible d’être une bonne mère, un bon père, malgré toute notre bonne volonté, alors au nom de quoi pouvait-on juger que cette famille naturelle est un modèle indépassab­le ? Certaines femmes se réclament d’un féminisme islamique, et des féministes le défendent. Y a-t-il un problème particulie­r de l’islam par rapport aux femmes? Kamel Daoud et quelques autres ont déjà montré qu’il y a un grand problème. Selon moi, l’expression « féminisme islamique » est un oxymore, une contradict­ion dans les termes. Celles qui le défendent sont plus politiques que féministes. Le féminisme est d’abord et avant tout l’idéologie et le combat pour l’égalité des sexes. Que l’on m’explique comment concilier cette égalité avec l’islamisme radical, qui prône la surveillan­ce de la sexualité féminine, exige de cacher le corps de la femme, coupable du péché des hommes, instaure une inégalité flagrante en matière d’héritage et de divorce? On peut aussi noter que dans certaines sectes juives orthodoxes la situation des femmes n’est guère plus enviable. Mais la grande différence réside dans la politique prosélyte de l’islamisme radical. Là est la question majeure. C’est un prosélytis­me conquérant et guerrier : ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous, donc menacés d’être exclus de la famille et de la communauté, comme des traîtres qui ont pactisé avec l’ennemi. Or il faut comprendre qu’il est bien difficile de rompre avec sa communauté d’origine d’autant plus qu’elle a connu oppression et relégation. Lorsque cette dernière prône une idéologie oppressive et totalitair­e qui s’impose à tous et partout, que peuvent faire celui et surtout celle qui ne sont pas d’accord ? Ils se trouvent dans la situation pénible d’être à la fois rejetés par les leurs et souvent stigmatisé­s par les autres. La double peine. Pourtant c’est bien de leur résistance que dépend notre futur. Vous êtes aussi une femme de pouvoir, en tant qu’actionnair­e importante de Publicis. La publicité, qui n’a cessé de chosifier la femme, est un puissant facteur d’assignatio­n aux femmes d’un modèle féminin présenté comme « naturel », tout le contraire de vos idées. Comment peut-on penser en dehors du contexte dans lequel vous vivez? La publicité épouse l’air du temps. Parfois je trouve qu’il y a des annonces malvenues, d’autres insupporta­bles. Je ne m’en cache pas, et il m’est arrivé plusieurs fois de dire publiqueme­nt qu’il existe une arme absolue : ne pas acheter. Car rien n’est pire pour un annonceur que de rater sa cible. Mais franchemen­t, c’est assez rare. Quant à mon rôle de présidente du conseil de surveillan­ce de Publicis, il est plus symbolique et moral qu’opérationn­el. Il ne me donne aucun pouvoir de gestion, et heureuseme­nt. Je ne suis pas publicitai­re, ce n’est pas mon métier. Mais je veille sur Publicis. Je dois beaucoup à mon père et j’ai accepté de faire en sorte, dans la mesure de mes moyens, que Publicis continue, qu’il ne soit pas vendu aux Américains comme c’était le projet initial. Je suis un peu – comment vous dire ça? – la gardienne de la vie de mon père.

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