Reportage Mathias Enard, un Goncourt aux fourneaux
Alors qu’il publie un recueil de ses poèmes, l’auteur de “BOUSSOLE”, qui a ouvert UN RESTAURANT À BARCELONE, a fait la cuisine en Belgique pour ses fidèles lecteurs. Reportage gastronomique
Fin octobre, Mathias Enard est à Liège, dans la cabine d’une péniche posée sur la Meuse, arrivée la veille de Namur. Le prix Goncourt 2015 porte un tablier de marmiton, et émince des échalotes en buvant du vin portugais. Il cuisine depuis la veille. Quand on lui demande ce qu’il a fait, il réfléchit, puis dit : « J’ai paré, dressé, découpé, ébouillanté, blanchi, émincé, fait revenir, pelé, mijoté. C’est à peu près tout. » Il prépare un dîner pour une vingtaine de convives, organisé dans le cadre d’un projet littéraire et fluvial nommé Passerelles. Une librairie liégeoise a convoqué les plus grands lecteurs locaux d’Enard. Le menu annonce du chorizo portugais en meurette, des feuilletés ottomans, une crème de riz à l’iranienne au safran et à l’eau de rose. Le plat de résistance vient du « Grand Dictionnaire de cuisine » d’Alexandre Dumas : un sanglier mariné au cassis. L’affaire est longue à mettre en place. Quelques heures de marinade (vin, thym, ail, échalotes) ; première cuisson de deux heures dans un bouillon (fenouil, céleri, carottes, panais, vin blanc, gnôle) ; repos de vingt-quatre heures; seconde cuisson d’une heure et demie; préparation de la sauce avec le jus de cuisson, des échalotes et de la crème de cassis.
« J’ai toujours adoré cuisiner », dit Enard en pleurant (les échalotes). Il y a quelques années, il a ouvert avec son ami Imad El Haddad un restaurant libanais à Barcelone, où il vit. L’endroit, crédité de 4,5 étoiles sur 5 sur Trip Advisor (« El menú está muy bien, es abundante y sabroso »), s’appelle Karakala, d’après l’empereur romain multiculturaliste qui a donné la citoyenneté à tous les habitants de l’Empire. Quand la vie de grand écrivain l’assomme, il va y cuisiner. Il fait les deux services. Le plat vedette : un agneau à la cerise, recette qu’il a rapportée d’Alep. L’orientaliste amoureux de « Boussole » a vécu en Syrie de 1995 à 1999, d’abord comme apprenti chercheur à l’Institut français d’Etudes arabes de Damas, puis comme professeur à Soueida, en terre druze, dans les montagnes méridionales du pays. « Le grand plat populaire syrien, on ne le trouve pas dans les restaurants en France, dit-il. C’est le fatté : du pain, du yaourt, du gras, des pois chiches. »
Il est souvent retourné en Syrie, jusqu’au déclenchement de la guerre, en 2011. « Je n’y connais plus personne. Tous les amis que j’avais sont exilés, prisonniers, disparus ou morts. » Il dit ça sans larmes. Les échalotes sont émincées. Il part remuer son sanglier, qui grommelle dans une gigantesque marmite. « Alep était très agréable. Une grande ville, plus grande que Damas, plus cosmopolite aussi. On y trouvait des Arméniens, des Kurdes, des Arabes, des commerçants d’Asie mineure, des gens venus des anciennes Républiques soviétiques. L’accent y est très particulier. C’est une ville en pierre, alors que Damas est en bois et en briques crues. Ce n’est pas le même pays. » Enard a grandi à Niort, dans une famille basque et juive. En 1990, à 18 ans, il a fait un premier voyage au Liban. Dès qu’il a pu, il est parti. Il n’a
plus vécu en France depuis vingt-cinq ans. On ne décèle pas chez lui l’animosité antifrançaise des expatriés. Il n’aime pas non plus les voyages, qu’il trouve « inconfortables ». Depuis que « Boussole » a eu le Goncourt, avec les traductions qui se multiplient, il passe sa vie dans des aéroports, et il déteste ça. Il semble plutôt chercher à mener la vie vagabonde des savants méditerranéens d’antan, qui parlaient dix langues et erraient entre Cordoue et Bagdad. Enard parle l’espagnol, le catalan, l’arabe, le dialecte du Levant, l’anglais, l’allemand, le persan. Il baragouine le russe et l’italien.
Il publie ces jours-ci « Dernière Communication à la société proustienne de Barcelone », qui rassemble l’intégralité de son travail poétique. Le plus vieux texte, « Beyrouth », long poème lyrique, très marqué par Cendrars, date de 1995. « C’est aussi un peu un carnet de voyage, dit-il. Et comme mes romans sont souvent indexés à mes voyages, on y trouve aussi des échos géographiques et thématiques de tout ce que j’ai publié. » On passe par le Tanger de « Rue des Voleurs », le Sarajevo de « Zone ». Un « long chemin de cartes », ode « au deuil, aux livres d’histoires/A l’enivrant sépulcre des ancêtres ». Ça se termine à Lisbonne, chez Pessoa, qui écrivait des quatrains repris aux « Rubaiyat » du poète persan Omar Khayyam.
Quand les invités arrivent pour s’attabler, on découvre la société énardienne de Liège. Des enseignants, des étudiants, qui ont tout lu d’Enard, parfois correspondu avec lui, travaillé sur ses oeuvres, et l’appellent « Mathias ». Enard, debout, leur raconte l’histoire du menu, explique les vins servis, lit Pessoa après l’entrée. Un comédien dit un passage de Proust, où l’affligeant marquis de Norpois, invité par le père du Narrateur, trouve le salut en s’extasiant sur le boeuf froid aux carottes de Françoise – ou comment la cuisine, comme l’art, peut un temps effacer les frontières sociales et rebattre les cartes du prestige.
ÉLOGE DU LARD EN LITTÉRATURE
La gastronomie et la littérature entretiennent un vieux compagnonnage. Barthes notait que « chez Flaubert, chez Proust, chez Zola, on sait toujours ce que mangent les personnages », et que la description du contenu des assiettes « constitue la marque même du romanesque ». En 2010, préfaçant « la Cuisine des écrivains » de Johan Faerber (Inculte), Enard s’était livré à un éloge du lard en littérature, lui le maximaliste à la plume corpulente. L’écriture, disait-il, est faite de gras pour la « réception des sucs », de sel pour exhausser les goûts. Le roman est le fruit de marinades longues et de réductions. L’écrivain émince, découpe, pare, ébouillante, pèle, déglace. Sa poubelle est pleine de légumes qui ont servi pour le bouillon, qui ne figureront pas dans l’assiette, mais dont le goût fantôme hante la pièce de viande. Avec son sanglier, Enard a servi un gratin de crozets cuits dans du thé fumé. Le thé a fini dans la Meuse, mais on a mâché ses vapeurs. Et le maître queux a abattu tout ce travail pour une poignée de convives ignorant ce qu’il a fallu de sueur pour servir quelques pages. Soudain, on se tourne vers Enard. On observe que, dans ses romans, ses personnages mangent rarement. Il se fige. « C’est vrai ça, dit-il. Comment ça se fait, putain ? »