Sardaigne Sardex, la petite monnaie qui monte
Sans bruit, ce système d’échange alternatif aide l’île à amortir la crise. Une initiative qui fonctionne si bien qu’elle est clonée dans toute l’Italie
Quelque part en Sardaigne, dans une bourgade du Medio Campidano, une des régions les plus pauvres d’Europe, vivait un menuisier, Roberto. Sa maison était accolée à d’autres, à la lisière de Serramanna, non loin de gigantesques cuves vinicoles abandonnées, là où commencent les champs d’artichauts. Après une catastrophe venue d’un pays lointain qu’on appelait Wall Street, il avait perdu son emploi et décidé de se mettre à son compte. Dans le garage de son pavillon, il avait installé son atelier : scies, raboteuses, ponceuses, dégauchisseuses. Mais les clients étaient très rares. Roberto et sa femme devaient limiter les dépenses, y compris alimentaires. En 2015, le menuisier se demandait s’il n’allait pas fermer son affaire et rejoindre son frère aîné, Salvatore, jardinier, au bord du lac de Constance, en Allemagne.
Et puis un jour, un bon génie se présentant comme « broker » le contacta et lui dit qu’un bijoutier, à 20 kilomètres de là, avait besoin de refaire sa boutique. Mais attention, s’il acceptait le travail, le prévint-il, il ne serait pas payé en euros, mais en sardex. Roberto réfléchit, et décida d’accepter : il devint alors, en novembre 2015, membre du réseau Sardex. Et une fois le travail pour le bijoutier réalisé, comme par magie, les commandes se mirent à affluer.
Pendant qu’il me raconte son conte de fées, Roberto Montis, 41 ans, se montre euphorique. « J’ai maintenant le problème inverse : trop de travail. » Son chiffre d’affaires a triplé, et désormais il paie presque tout en sardex : son bois, son vernis, sa nourriture. Il s’est même offert « un matelas d’une valeur de 2 400 euros ». Croyez qu’il dort bien ! « Je dois encore accepter quelques commandes en euros, pour payer les impôts et l’électricité », dit-il. Attiré par ce retour de fortune, son frère est revenu d’Allemagne pour tenter sa chance au pays.
Cette histoire d’artisan ou de commerçant sauvé par Sardex pourrait être racontée avec des personnages différents dans le rôle principal. Un forgeron, Bruno. Un patron de trois boutiques de prêt-à-porter à Cagliari, Simone. Un hôtelier, restaurateur et promoteur immobilier, Stefano…
C’est peu de dire que le sardex, monnaie complémentaire d’échange entre entreprises lancée en 2010, a aidé l’économie locale, alors que frappait une crise parfaitement injuste. Parce qu’au coeur du capitalisme le marché des subprimes et la banque Lehman Brothers s’étaient e ondrés, l’argent des banques avait fui cette périphérie devenue victime. Sans rien changer à la façon dont ils travaillaient, des entrepreneurs sardes sont brutalement devenus des « risques » bancaires. C’est le sort qu’a connu Stefano Loi, le restaurateur-promoteur : « C’était absurde : on avait en Sardaigne des gens qui ne demandaient qu’à travailler et des besoins à satisfaire, mais on ne pouvait plus les faire se rencontrer, à cause des erreurs des banques. Sardex a permis de résoudre le problème. »
Cachée à Serramanna, petite ville calme de 9000habitants, avec ses vieillards alignés sur des bancs et son campanile de style gothique catalan, la start-up de 50salariés apporte à l’île quelque 0,3 point de PIB par an. « Cela peut sembler peu, sauf si vous rapportez ce chi re à la faible croissance locale », commente Massimo Amato, professeur à l’université Bocconi de Milan. Surtout, Sardex a « relocalisé » une partie des échanges : dans les supermarchés entrés dans ce circuit, la part des produits frais sardes est ainsi passée de 18% à 36%.
Les fondateurs de Sardex, cinq jeunes hommes du cru, sont encore stupéfaits par ce qu’ils ont accompli. « C’est inimaginable. Quand on a commencé, on pariait sur un million d’euros d’échanges par an ; on va atteindre 70 millions cette année ! » s’agite Giuseppe (« Peppi ») Littera. Agé de 36 ans, surnommé en interne le « génie de la bande », cet homme, maigre comme un clou, est sans cesse en mouvement. Il n’aime pas trop les chi res, mais enchaîne les fulgurances philosophiques, les rires potaches et les indignations sociales. Parfois il mélange les trois : « On est dans une ère post-vérité. Regardez les gens : ils ont à la main des ordinateurs plus puissants que ceux qu’avait la Nasa pour aller sur la Lune, et ils s’en servent pour faire des selfies ! »
Aucun des cinq n’a fait d’études d’économie, mais cela ne les a pas empêchés d’inventer une monnaie. A la di érence d’autres monnaies complémentaires, qu’on « achète » avec des euros, celle-ci a sa propre dynamique. Elle est créée exnihilo, elle se développe naturellement; elle est vivante.
De fait, la masse monétaire libellée en sardex ne cesse de gonfler. « Entre 2010 et 2015, le marché a triplé tous les ans », résume Amato. Pour ce spécialiste des monnaies complémentaires, le sardex est la plus performante. Elle surpasse même, dit-il, son modèle initial, le WIR suisse, une des stars du film « Demain »: créé après la crise de 1929, le réseau WIR a récemment fondu d’un tiers et s’est peu ou prou transformé en banque.
Comment fonctionne le sardex? Une plaisanterie d’économiste dit : « Si quelqu’un t’explique comment marche la monnaie et si tu as l’impression d’avoir compris, c’est qu’il te l’a mal expliqué. » Attablé dans le restaurant Enò, à Cagliari, le professeur Paolo Dini, de la London School of Economics, tente toutefois sa chance : « Quand une banque prête, elle crée de la monnaie. Ce que Sardex fait, c’est donner ce pouvoir directement aux entreprises : il organise entre eux une relation sociale de crédits et de débits basée sur la confiance. J’achète quelque chose que tu as, par exemple cette tasse de café. Si tu as confiance, tu me fais crédit. Je peux écrire sur un bout de papier “je dois 10 euros”: c’est de la monnaie. Sardex fonctionne ainsi, sauf qu’il n’y a pas de bout de papier : il n’y a que des comptes, qu’on débite et crédite sur son smartphone. »
Au départ, lorsque vous entrez dans le réseau Sardex (ce qui vous coûte
quelques centaines d’euros par an, selon la taille de votre activité), votre solde est de zéro. Si vous achetez quelque chose à une autre entreprise du réseau, votre compte devient négatif (et, techniquement, de la monnaie est alors créée). Aucun intérêt n’est prélevé pour ce « découvert » : votre seule obligation est de sortir du rouge, en vendant à votre tour quelque chose en sardex, dans un délai raisonnable (douze mois). Si vous avez besoin d’un bien ou d’un service précis, vous pouvez téléphoner à l’un des 16 « brokers » de Sardex, qui connaissent bien le réseau des 3500membres et qui vous aideront à le trouver. Ainsi l’ensemble des comptes du réseau s’équilibre : Sardex fonctionne comme une chambre de compensation entre des crédits et des débits. Seules les entreprises ont accès au réseau, mais elles peuvent distribuer des sardex à leurs employés, en complément de salaire.
Les fondateurs de Sardex, même s’ils affichent une modestie toute sarde, ont du mal à cacher leurs ambitions : ils rêvent de changer la façon dont fonctionne le capitalisme, pas moins. « Le sardex, ce n’est pas qu’un échange financier, c’est un échange social. Il donne de la valeur à l’homme. Ce qu’on a fait en Sardaigne, cela peut être fait partout ailleurs. On s’y emploie », assure le patron, Roberto Spano. « Nous allons résoudre les problèmes liés à la distribution de crédit dans le monde entier. Nous avons inventé un système de crédit amical, sans intérêts, sans délais de paiement », renchérit le directeur financier, Cesare Ravaglia (peu de femmes dans cette histoire sarde…).
En deux ans, s’étendant comme un feu de brousse, le réseau Sardex a fait une dizaine de petits en Italie, des clones dont Sardex SPA est actionnaire : en Vénétie (Venetex), Emilie-Romagne (Liberex), Campanie (Felix), dans les Abruzzes (Abrex), dans le Molise (Samex), dans les Marches (Marchex), en Ombrie (Umbrex) ou dans le Piémont (Piemex) et le Latium (Tibex) ou encore la Lombardie (Linx) ou la Sicile (Sicanex)… en attendant la vallée d’Aoste (le Valdex). Sardex est derrière tous ces projets, procure la plateforme technique, participe au capital. Prochaine étape : l’international. Des contacts sont noués pour des projets en Equateur, au Kenya, en Grèce… Ces Sardes ont la conviction qu’ils ont déclenché une petite révolution et ne s’étonnent pas de voir défiler dans leur île des universitaires du monde entier et des émissaires de gouvernements (y compris une mission interministérielle française) ou de la Banque européenne d’Investissement.
Les autorités encouragent l’expérience, car elle renforce très clairement le tissu local. « Sardex, c’est à la fois Facebook, parce que c’est un réseau d’amis, LinkedIn, parce que c’est un réseau professionnel, et Google, parce qu’on y cherche ce dont on a besoin », résume George Iosifidis, spécialiste des réseaux du futur au Trinity College de Dublin. L’Etat y gagne en recettes de TVA. Et puisque l’accumulation des sardex ne rapporte rien, on les dépense illico : la monnaie circule huit fois plus vite que les euros ! « Ce qui fait huit fois plus de TVA », s’amuse Cesare Ravaglia.
L’aventure de Sardex a commencé il y a une dizaine d’années dans un appartement de la ville universitaire de Leeds, en Angleterre. Piero Sanna et Giuseppe Littera, originaires de Serramanna, y suivent des études. Un jour, Piero hurle : « Viens voir cela, Peppi ! C’est incroyable. » Tout excité, il lui montre une vidéo, vaguement conspirationniste, sur la façon dont fonctionne la monnaie. Comme beaucoup d’autres avant eux, les deux amis découvrent que ça ne marche pas du tout comme ils l’imaginent : la monnaie est créée par les banques à partir de rien, d’un courant d’air, à chaque fois qu’elles accordent un prêt. Ce ne sont pas les dépôts bancaires qui « font les crédits », mais l’inverse : les crédits font les dépôts… Les deux jeunes Sardes
EN DEUX ANS, S’ÉTENDANT COMME UN FEU DE BROUSSE, LE RÉSEAU SARDEX A FAIT UNE DIZAINE DE PETITS EN ITALIE.
se prennent de passion pour les questions monétaires. « C’est comme une tique. Une fois que vous l’avez attrapée, impossible de vous en défaire », raconte Giuseppe Littera. Les deux compères vont lire des tonnes de livres et d’études sur le sujet, passer des heures à la bibliothèque, fouiller les moindres recoins d’internet pour comprendre.
Après l’obtention de son diplôme, de retour à Serramanna avec Piero, Giuseppe enrôle Carlo Mancosu, son ami d’enfance, et Gabriele Littera, son frère, pour monter un projet fou : une nouvelle monnaie, complémentaire à l’euro, pouvant donner de l’oxygène à l’économie locale. Mordu d’informatique, Giuseppe conçoit le premier site. Ils fondent une société commerciale plutôt qu’une association (« pour être plus crédibles auprès de nos interlocuteurs ») et attendent que l’internet à haut débit arrive dans leur village pour se lancer, en janvier 2010. Persuadés d’avoir trouvé la pierre philosophale, ils attendent alors que des entreprises se précipitent. Mais rien ne se passe. Les cinq fondateurs (ils ont été rejoints par Franco Contu) décident « d’aller serrer des mains », de démarcher des entreprises. Après deux mois d’efforts, de stress, d’abattement parfois, ils parviennent à convaincre le patron d’une entreprise vendant des matériaux de construction. Conquis, ce dernier signe un chèque. Puis demande : « Bon. Quelles entreprises y a-t-il dans le réseau? » Giuseppe se voit encore lui répondre, un peu embarrassé : « Euh, la vôtre. » Au bout de quelques mois, 100 entreprises ont adhéré. Aujourd’hui, elles sont 3 500 : avocats, restaurants, comptables, sociétés de construction, commerçants…
Sardex a d’abord levé 150 000 euros en 2011 auprès d’une société de capitalrisque, et vient de lever 3 millions d’euros pour poursuivre l’aventure. Mais elle continuera à être pilotée de Serramanna, au milieu des artichauts et des moutons. Une question de loyauté au projet initial. « Ce n’est pas Palo Alto, mais au moins c’est connecté à internet… »