L'Obs

Mayotte la maudite

Sélectionn­ée pour de nombreux prix, Nathacha Appanah décrit une réalité sociale explosive, dans un départemen­t français trop ignoré

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER

TROPIQUE DE LA VIOLENCE, PAR NATHACHA APPANAH, GALLIMARD, 180 P., 17,50 EUROS.

C’est la saison des djinns. Les prodigieux « fils du trépas » chers à Victor Hugo ont discrèteme­nt infiltré la rentrée littéraire. Chez Salman Rushdie, ils envahissen­t New York. Chez Magyd Cherfi, on en croise un dès la deuxième page de « Ma part de Gaulois » : c’est Cherfi luimême, à qui les filles de sa cité toulousain­e demandaien­t, « comme on dit au djinn ‘‘exauce mon voeu’’ », d’« écrire la légende des quartiers ». Et chez Nathacha Appanah (photo), l’épidémie gagne Mayotte, où une très attachante infirmière de 33 ans, qui sou re de sa stérilité comme d’un martyre, se voit refiler un nourrisson par une jeune réfugiée comorienne : « Le bébé a un oeil noir et un oeil vert. Il est atteint d’hétérochro­mie, une anomalie génétique absolument bénigne. […] La mère me dit alors en faisant de grands signes vers le petit garçon : “Lui bébé du djinn. Lui porter malheur avec son oeil.” » En attendant, pour l’infirmière, ce djinn miniature est un miracle. Elle l’appelle Moïse. Morcelé comme le puzzle identitair­e de ce petit déraciné, « Tropique de la violence » est le roman choral d’une adoption qui aurait pu très bien tourner. Mais l’enfance fait des promesses que la vie ne tient pas toujours. A l’adolescenc­e, Moïse prend la tangente. Il s’enfonce dans un quartier pourri, « le Gaza de Mayotte », où la misère, la drogue et les frustratio­ns sexuelles font des ravages sous les cocotiers. Le cauchemar, évidemment, attend au tournant, tandis qu’on renifle au passage « l’urine aigre des coins de rue, la vieille merde des caniveaux, le poulet qui grille sur des vieilles barriques de pétrole ». Cette odeur, c’est celle « de tous les ghettos du monde ». L’auteur de « Petit Eloge des fantômes » (qui paraît simultaném­ent en Folio à 2 euros) sait la capter remarquabl­ement, avec une prose souple et poreuse comme une éponge à laquelle rien n’échappe. Imbibé d’une réalité sociale explosive, résolument situé du côté des humiliés – mais sans le moindre angélisme, son « Tropique de la violence » est aussi l’occasion de se préoccuper, enfin, d’un départemen­t français qui pourrait être un paradis, et dont tout le monde se fout.

Newspapers in French

Newspapers from France