Populisme Les analyses de Wendy Brown et Ian Buruma
Antiélite ou antidémocratique ? De droite ou de gauche ? Après la victoire de Trump, les pages Débats de “l’Obs” poursuivent la réflexion sur le populisme, avec les analyses des universitaires Wendy Brown et Ian Buruma (p. 92)
L’étonnant destin du mot « populisme »
Comment interprétez-vous la victoire de Donald Trump?
On compte parmi les électeurs de Trump un grand nombre d’hommes blancs non diplômés. Ce ne sont pas les seuls à avoir voté pour lui, tant s’en faut, mais il est clair que cette figure de l’homme blanc déchu, qui souffre d’avoir perdu de son pouvoir économique et social, a joué un rôle important dans cette campagne. Cette souffrance est certes le résultat d’une politique néolibérale de destruction d’emplois, de baisse des salaires, d’élimination de services sociaux, etc., mais il faut comprendre que cet homme blanc se sent également abandonné par ceux qui, au nom du libéralisme (qu’incarne justement Hillary Clinton), prétendent défendre les populations historiquement laissées pour compte (les minorités raciales ou sexuelles, les femmes, etc). Il va presque sans dire que Trump ne fera pas grand-chose pour cette population. Il ne va pas restaurer leurs emplois et leurs usines, pas plus qu’il ne leur redonnera leur fierté. Au contraire, je dirais qu’il profite de leur colère et de leur rancoeur pour proposer une politique qui ne bénéficiera qu’aux riches. C’est d’ailleurs pourquoi il a obtenu tant de voix de tant de Blancs, aussi bien parmi les riches que parmi les pauvres.
Ces dernières années, le concept de « populisme » est devenu central dans le débat politique européen. En tant que professeur de sciences politiques à Berkeley et militante de la gauche américaine, quelle définition lui donnez-vous?
Je dirais que ce populisme que vous évoquez désigne une révolte populaire contre le règne des élites et, assurément, il a été au coeur de l’élection américaine. A gauche comme à droite, il y a eu un rejet de l’establishment politique et des effets d’une économie perçue comme biaisée au profit des riches. La campagne de Bernie Sanders, tout autant que celle de Trump, a été marquée par ce populisme. Le phénomène touche également l’Europe, avec la rébellion contre l’Union européenne, la technocratie, la troïka. Cette rébellion peut exprimer le désir du peuple de se gouverner luimême, mais tout aussi bien connaître une dérive fasciste et autoritaire, imprégnée d’une sorte de fétichisme d’un nouveau leader tout-puissant. Le rôle de la gauche, c’est d’orienter le populisme vers un sentiment
démocratique, dans l’optique de rendre le pouvoir au peuple plutôt que de s’en remettre à un chef tenté de suspendre les protections constitutionnelles.
Il y a une dizaine d’années, vous avez proposé un autre concept, celui de « dé-démocratisation ». Que désigne-t-il? La « dé-démocratisation » est-elle à l’origine de la poussée populiste?
La « dé-démocratisation » désigne les impacts du néolibéralisme sur les principes, les valeurs et les pratiques démocratiques. Comme nous l’a montré Foucault, loin d’être un simple programme économique, le néolibéralisme est une forme de « rationalité » qui consiste à soumettre l’ensemble de notre existence aux principes du marché. Dans cette logique, l’être humain n’est plus qu’un acteur du marché, un petit morceau de capital humain dont la fonction se résume à maximiser sa propre valeur. La société tout entière et la démocratie elle-même sont réduites à un marché, détruisant les valeurs fondamentales : la liberté, l’égalité ou encore la fraternité (ce que j’appelle « l’inclusion politique »). La démocratie devient un domaine comme les autres, où nous sommes tous concurrents, dans lequel il y a des gagnants et des perdants, les gagnants obtenant plus de pouvoir – et tant pis pour les perdants !
Ce processus nous morcelle. Au lieu de former un peuple soucieux du bien public, des biens publics, des valeurs communes, nous ne sommes que des fragments de capital, un demos désintégré. Le populisme propose une réponse à cette désintégration, mais pas toujours dans le sens d’une restauration de la démocratie. Le populisme de droite ne demande pas que l’on rende le pouvoir au peuple, mais que chacun retrouve sa place en tant que figure du mâle blanc. La revendication est : « Je mérite ce que j’avais avant ou ce que mes parents avaient avant, et je veux que la nation me le rende. Je veux pouvoir être propriétaire, subvenir aux besoins de ma famille, vivre dans une communauté blanche, au lieu d’un monde où j’ai l’impression de tomber toujours plus bas économiquement et socialement. » Il ne s’agit pas ici d’un désir de rendre le pouvoir au peuple, mais simplement d’un désir de retrouver son statut économique et social.
Vous distinguez le populisme de droite et le populisme de gauche. Ce dernier aurait, lui, une dimension démocratique?
Pas automatiquement. Qu’il dénonce les banques ou les entreprises, il peut s’exprimer par des formes anarchiques, ou en tout cas non démocratiques. Occupy Wall Street a été une exception à cela. A l’origine, Occupy était une protestation contre la prise en otage de la démocratie américaine par les entreprises et les banques, contre le financement des partis par les entreprises, contre la corruption des hommes politiques. Le mouvement est devenu une protestation plus générale contre le règne de la finance, puis s’est élargi à une demande des gens de se gouverner euxmêmes. Je dirais qu’Occupy était une protestation populiste à tendance profondément démocratique. C’est également le cas de Syriza en Grèce, qui fut un cri populiste contre l’ancien gouvernement grec et contre la zone euro, ainsi que l’aspiration à se gouverner selon les valeurs sociales et politiques des citoyens grecs. J’ai la ferme conviction qu’un populisme démocratique est possible.
Le populisme est-il nécessairement xénophobe?
Le populisme de droite l’est très largement, puisqu’il n’a cessé d’accuser l’immigration d’être responsable du déclassement économique des classes populaires et moyennes blanches, et le multiculturalisme, d’avoir désintégré des valeurs sociales. En Grande-Bretagne, les pro-Brexit ont cru qu’il suffirait de fermer les frontières pour retrouver leurs vies et leurs communautés de classes moyennes blanches. La xénophobie a été mobilisée pour masquer les effets du néolibéralisme et de la mondialisation. Et si Bernie Sanders n’a pas mobilisé la xénophobie, il a appelé au protectionnisme et au retrait sur une économie nationale tournée vers le passé, ce qui, à mon avis, n’est pas possible. En revanche, Syriza constitue un bon exemple de populisme non xénophobe.
Vous critiquez le protectionnisme, alors que vous avez soutenu la candidature de Sanders. N’est-ce pas contradictoire?
Pourquoi le serait-ce? Nous vivons dans un monde extraordinairement intégré, en matière de propriété intellectuelle, de flux de capitaux, de finance, de production de biens. Certes, on peut remonter les droits de douane et renforcer les contrôles commerciaux. Mais on ne reviendra pas à une production nationale, avec des emplois dans les usines, ni à une agriculture nationale ou régionale…
Pourtant, pour une partie de la gauche radicale, lutter contre le néolibéralisme, c’est d’abord « démondialiser ». Et pour les écologistes, lutter contre le réchauffement climatique, c’est remettre en place des circuits courts et consommer local.
Il faut distinguer entre la mondialisation et le néolibéralisme, malgré leur intrication. La mondialisation, c’est la connexion croissante des individus, des processus, des marchandises, des idées, des religions. Elle a érodé la souveraineté de l’Etat-nation, que certains rêvent de restaurer. Pour ma part, je crois fermement en la possibilité d’une organisation démocratique et socialiste du monde qui ne soit ni nationaliste ni protectionniste. Mais je n’oublie pas que, pour fonctionner, la démocratie a besoin d’un territoire bien circonscrit, un espace où les gens peuvent penser ce qu’ils ont en commun, délibérer et demander des comptes au gouvernement. L’idéal est un espace relativement petit. L’Etat-nation est déjà trop grand, même si, en fin de compte, c’est probablement à cet échelon que la démocratie se déploiera à l’avenir. Je crois que nous avons besoin d’une démocratie nationale, mais pas d’une économie nationale. Aujourd’hui, l’économie est mondiale, et il nous faut inventer une manière de préserver la planète et les êtres qui l’habitent sans passer par le nationalisme et le protectionnisme.