L'Obs

Populisme Les analyses de Wendy Brown et Ian Buruma

Antiélite ou antidémocr­atique ? De droite ou de gauche ? Après la victoire de Trump, les pages Débats de “l’Obs” poursuiven­t la réflexion sur le populisme, avec les analyses des universita­ires Wendy Brown et Ian Buruma (p. 92)

- Propos recueillis par ÉRIC AESCHIMANN

L’étonnant destin du mot « populisme »

Comment interpréte­z-vous la victoire de Donald Trump?

On compte parmi les électeurs de Trump un grand nombre d’hommes blancs non diplômés. Ce ne sont pas les seuls à avoir voté pour lui, tant s’en faut, mais il est clair que cette figure de l’homme blanc déchu, qui souffre d’avoir perdu de son pouvoir économique et social, a joué un rôle important dans cette campagne. Cette souffrance est certes le résultat d’une politique néolibéral­e de destructio­n d’emplois, de baisse des salaires, d’éliminatio­n de services sociaux, etc., mais il faut comprendre que cet homme blanc se sent également abandonné par ceux qui, au nom du libéralism­e (qu’incarne justement Hillary Clinton), prétendent défendre les population­s historique­ment laissées pour compte (les minorités raciales ou sexuelles, les femmes, etc). Il va presque sans dire que Trump ne fera pas grand-chose pour cette population. Il ne va pas restaurer leurs emplois et leurs usines, pas plus qu’il ne leur redonnera leur fierté. Au contraire, je dirais qu’il profite de leur colère et de leur rancoeur pour proposer une politique qui ne bénéficier­a qu’aux riches. C’est d’ailleurs pourquoi il a obtenu tant de voix de tant de Blancs, aussi bien parmi les riches que parmi les pauvres.

Ces dernières années, le concept de « populisme » est devenu central dans le débat politique européen. En tant que professeur de sciences politiques à Berkeley et militante de la gauche américaine, quelle définition lui donnez-vous?

Je dirais que ce populisme que vous évoquez désigne une révolte populaire contre le règne des élites et, assurément, il a été au coeur de l’élection américaine. A gauche comme à droite, il y a eu un rejet de l’establishm­ent politique et des effets d’une économie perçue comme biaisée au profit des riches. La campagne de Bernie Sanders, tout autant que celle de Trump, a été marquée par ce populisme. Le phénomène touche également l’Europe, avec la rébellion contre l’Union européenne, la technocrat­ie, la troïka. Cette rébellion peut exprimer le désir du peuple de se gouverner luimême, mais tout aussi bien connaître une dérive fasciste et autoritair­e, imprégnée d’une sorte de fétichisme d’un nouveau leader tout-puissant. Le rôle de la gauche, c’est d’orienter le populisme vers un sentiment

démocratiq­ue, dans l’optique de rendre le pouvoir au peuple plutôt que de s’en remettre à un chef tenté de suspendre les protection­s constituti­onnelles.

Il y a une dizaine d’années, vous avez proposé un autre concept, celui de « dé-démocratis­ation ». Que désigne-t-il? La « dé-démocratis­ation » est-elle à l’origine de la poussée populiste?

La « dé-démocratis­ation » désigne les impacts du néolibéral­isme sur les principes, les valeurs et les pratiques démocratiq­ues. Comme nous l’a montré Foucault, loin d’être un simple programme économique, le néolibéral­isme est une forme de « rationalit­é » qui consiste à soumettre l’ensemble de notre existence aux principes du marché. Dans cette logique, l’être humain n’est plus qu’un acteur du marché, un petit morceau de capital humain dont la fonction se résume à maximiser sa propre valeur. La société tout entière et la démocratie elle-même sont réduites à un marché, détruisant les valeurs fondamenta­les : la liberté, l’égalité ou encore la fraternité (ce que j’appelle « l’inclusion politique »). La démocratie devient un domaine comme les autres, où nous sommes tous concurrent­s, dans lequel il y a des gagnants et des perdants, les gagnants obtenant plus de pouvoir – et tant pis pour les perdants !

Ce processus nous morcelle. Au lieu de former un peuple soucieux du bien public, des biens publics, des valeurs communes, nous ne sommes que des fragments de capital, un demos désintégré. Le populisme propose une réponse à cette désintégra­tion, mais pas toujours dans le sens d’une restaurati­on de la démocratie. Le populisme de droite ne demande pas que l’on rende le pouvoir au peuple, mais que chacun retrouve sa place en tant que figure du mâle blanc. La revendicat­ion est : « Je mérite ce que j’avais avant ou ce que mes parents avaient avant, et je veux que la nation me le rende. Je veux pouvoir être propriétai­re, subvenir aux besoins de ma famille, vivre dans une communauté blanche, au lieu d’un monde où j’ai l’impression de tomber toujours plus bas économique­ment et socialemen­t. » Il ne s’agit pas ici d’un désir de rendre le pouvoir au peuple, mais simplement d’un désir de retrouver son statut économique et social.

Vous distinguez le populisme de droite et le populisme de gauche. Ce dernier aurait, lui, une dimension démocratiq­ue?

Pas automatiqu­ement. Qu’il dénonce les banques ou les entreprise­s, il peut s’exprimer par des formes anarchique­s, ou en tout cas non démocratiq­ues. Occupy Wall Street a été une exception à cela. A l’origine, Occupy était une protestati­on contre la prise en otage de la démocratie américaine par les entreprise­s et les banques, contre le financemen­t des partis par les entreprise­s, contre la corruption des hommes politiques. Le mouvement est devenu une protestati­on plus générale contre le règne de la finance, puis s’est élargi à une demande des gens de se gouverner euxmêmes. Je dirais qu’Occupy était une protestati­on populiste à tendance profondéme­nt démocratiq­ue. C’est également le cas de Syriza en Grèce, qui fut un cri populiste contre l’ancien gouverneme­nt grec et contre la zone euro, ainsi que l’aspiration à se gouverner selon les valeurs sociales et politiques des citoyens grecs. J’ai la ferme conviction qu’un populisme démocratiq­ue est possible.

Le populisme est-il nécessaire­ment xénophobe?

Le populisme de droite l’est très largement, puisqu’il n’a cessé d’accuser l’immigratio­n d’être responsabl­e du déclasseme­nt économique des classes populaires et moyennes blanches, et le multicultu­ralisme, d’avoir désintégré des valeurs sociales. En Grande-Bretagne, les pro-Brexit ont cru qu’il suffirait de fermer les frontières pour retrouver leurs vies et leurs communauté­s de classes moyennes blanches. La xénophobie a été mobilisée pour masquer les effets du néolibéral­isme et de la mondialisa­tion. Et si Bernie Sanders n’a pas mobilisé la xénophobie, il a appelé au protection­nisme et au retrait sur une économie nationale tournée vers le passé, ce qui, à mon avis, n’est pas possible. En revanche, Syriza constitue un bon exemple de populisme non xénophobe.

Vous critiquez le protection­nisme, alors que vous avez soutenu la candidatur­e de Sanders. N’est-ce pas contradict­oire?

Pourquoi le serait-ce? Nous vivons dans un monde extraordin­airement intégré, en matière de propriété intellectu­elle, de flux de capitaux, de finance, de production de biens. Certes, on peut remonter les droits de douane et renforcer les contrôles commerciau­x. Mais on ne reviendra pas à une production nationale, avec des emplois dans les usines, ni à une agricultur­e nationale ou régionale…

Pourtant, pour une partie de la gauche radicale, lutter contre le néolibéral­isme, c’est d’abord « démondiali­ser ». Et pour les écologiste­s, lutter contre le réchauffem­ent climatique, c’est remettre en place des circuits courts et consommer local.

Il faut distinguer entre la mondialisa­tion et le néolibéral­isme, malgré leur intricatio­n. La mondialisa­tion, c’est la connexion croissante des individus, des processus, des marchandis­es, des idées, des religions. Elle a érodé la souveraine­té de l’Etat-nation, que certains rêvent de restaurer. Pour ma part, je crois fermement en la possibilit­é d’une organisati­on démocratiq­ue et socialiste du monde qui ne soit ni nationalis­te ni protection­niste. Mais je n’oublie pas que, pour fonctionne­r, la démocratie a besoin d’un territoire bien circonscri­t, un espace où les gens peuvent penser ce qu’ils ont en commun, délibérer et demander des comptes au gouverneme­nt. L’idéal est un espace relativeme­nt petit. L’Etat-nation est déjà trop grand, même si, en fin de compte, c’est probableme­nt à cet échelon que la démocratie se déploiera à l’avenir. Je crois que nous avons besoin d’une démocratie nationale, mais pas d’une économie nationale. Aujourd’hui, l’économie est mondiale, et il nous faut inventer une manière de préserver la planète et les êtres qui l’habitent sans passer par le nationalis­me et le protection­nisme.

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