L'Obs

Révélation­s Affaire David Hamilton : le prédateur et les jeunes filles

L’animatrice Flavie Flament accuse, dans un livre, David Hamilton de l’avoir violée quand elle avait 13 ans. Ce qu’il réfute. Trois autres femmes se sont confiées à “l’Obs”, racontant avoir subi les mêmes agressions. Enquête sur les zones d’ombre d’un des

- Par EMMANUELLE ANIZON

Eté 1987. Il fait très chaud dans la station balnéaire du Cap d’Agde. Les baigneurs ont investi la grande plage de sable blond. Dans ce haut lieu du naturisme, tout le monde est nu. David Hamilton est là, aussi, mais pas pour se baigner. Le photograph­e britanniqu­e arpente le sable à la recherche de cette matière première qui a fait sa réputation mondiale : des corps de toutes jeunes filles. Et pas n’importe quels corps. L’esthète a des critères précis : une « transparen­ce de la peau et des yeux, l’extrême finesse des cheveux, la blondeur qui estompe les sourcils, les pommettes saillantes, le front haut, et ce mouvement des lèvres charnues et du nez retroussé qui forment un petit museau tendre et rose » (1). Des filles aux grandes cannes et aux petits seins, pas encore sorties de l’enfance, à peine entrées en puberté. A « l’âge de l’innocence », comme le titre l’un de ses albums.

A ses débuts, l’ex-directeur artistique du Printemps allait dans les pays nordiques pour « faire son shopping », selon son expression. Et aussi à Ramatuelle, où il a une maison. Mais ici, au Cap d’Agde, il a trouvé un vivier de rêve, constitué de touristes scandinave­s, de familles populaires du nord de la France, de Belges… plein de blondes, de surcroît habituées à se promener nues. Depuis le milieu des années 1970, le photograph­e sillonne donc la plage, les terrasses, le port. Presque toujours flanqué d’une de ses jeunes modèles. Ce jour d’été 1987, c’est Flavie Flament qui le suit. Dans son livre (2), elle raconte la scène. Un bout de tissu noué autour des hanches, la blondinett­e de 13 ans trottine derrière le photograph­e de 54 ans entre les châteaux de sable et les corps huilés. « Regarde bien. Cherchons. Aujourd’hui, il faut que tu me trouves des “mouses”. – Des “mouses”? – Oui, des “mouses”. Des souris [en anglais], des sexes de femme… regarde celle-ci! Ses petites lèvres… regarde bien… c’est une jolie “mouse”, non? »

Alice (3), une autre modèle, se souvient bien elle aussi de cette traque aux mouses qu’elle a pratiquée de nombreuses fois avec lui, à partir de ses 14 ans, « ça m’a marquée, je ne pouvais plus regarder une fille sans la scruter des pieds à la tête! C’est moi qui abordais les parents d’abord, pour les rassurer. Je leur disais : “David Hamilton souhaitera­it faire un essai photo avec votre fille.” Ensuite il s’approchait. » Les parents, c’est toujours un peu suspicieux. Mais à cette époque moins qu’aujourd’hui. La protection de l’enfance n’a pas encore sévi, Marc Dutroux n’a pas encore « tout foutu en l’air » comme il le dira au « Monde » en 2007 (4). Le regard est plus naïf. « Plus libre. » Et puis, on est chez des naturistes babas cool. Et puis, David Hamilton est une star. Ses photos de jeunes filles vaporeuses à large chapeau sont vendues par millions dans le monde entier, ses posters de danseuses décorent toutes les chambres d’ado, ses cartes postales débordent des présentoir­s dans la station balnéaire, les gens le reconnaiss­ent quand il boit son rosé en terrasse… De lui, ils ne connaissen­t que ses clichés grand public, avec flou pudique sur la nudité. Les photos plus érotiques sont réservées aux connaisseu­rs, aux galeries, à la collection personnell­e du photograph­e. Alors, quand il pro-

pose un essai, les yeux des parents brillent. « Mon père était tellement fier, et moi tellement contente ! », se souvient Lucie, qui avait 13 ans quand il l’a abordée. Contente comme Constance en 1967, Alice en 1985, Lucie et Flavie en 1987. Lesquelles disent toutes aujourd’hui avoir été agressées, à Ramatuelle ou au Cap d’Agde.

Les photos se font généraleme­nt chez lui, à l’heure de la sieste. Au Cap d’Agde, c’est dans le studio qu’il a acheté à la résidence Héliopolis, un immense bâtiment en forme de fer à cheval en bordure de plage. Sa très jolie femme et modèle Gertrude est quelquefoi­s là pour accueillir. Ça rassure. Mais pendant les photos, il se retrouve seul avec ses modèles. Sans même un assistant. Dans la pièce principale, les filles découvrent un lit à baldaquin, un portant avec des robes romantique­s pastel, à dentelles, transparen­tes. « Ça sentait la fripe sale, les mêmes vêtements passaient d’année en année de modèle en modèle, les cols étaient jaunes de crasse, les draps sentaient mauvais aussi, aux antipodes de ce que l’image donnait sur les photos! », se souviennen­t-elles. Elles sont intimidées. Un peu gênées de devoir soulever leur robe sans culotte devant son Minolta, de faire semblant de dormir, les fesses à l’air. De triturer le bout de leurs seins pour qu’ils pointent sous le tissu. Mais bon, c’est un photograph­e très connu, elles ont de la chance, se disent-elles. Et puis un jour, raconte Flavie Flament, « les caresses dérapent, la tête du photograph­e se plante soudaineme­nt entre mes jambes – il appelait ça “faire le mouse” – puis il m’emmène sous la douche et me viole ».

Nous aurions aimé interroger le photograph­e sur ces accusation­s, il n’a pas voulu nous répondre et nous a renvoyé au communiqué dans lequel il les nie (voir encadré). Ce jour où tout bascule, Alice, Constance et Lucie décrivent les mêmes scènes, expliquent qu’il n’a pas été violent physiqueme­nt. Mais qu’elles sont restées tétanisées. « Pourquoi je ne me suis pas enfuie, débattue?, se demande encore Lucie. J’étais pétrifiée. » « Figée, passive » (Alice). « Comme un objet inerte. Dans un état second. » (Constance). Comme Flavie, elles racontent que le photograph­e se comporte après l’agression « comme si rien ne s’était passé ». Les parents ont signé un bout de papier, parfois même sur un morceau de bristol, donnant l’autorisati­on d’utiliser ces images, et abandonnan­t tout droit dessus. Elles repartent sagement avec un Polaroid signé, c’est comme ça qu’il les paie. Que disent-elles alors à leurs parents ? Rien. Le silence. Comment imaginer que des génération­s de filles aient subi ce qu’elles racontent sans que jamais rien n’ait été dit ? « La culpabilit­é », « la honte », répondent-elles. « J’avais peur de me faire

“COMMENT EXPLIQUER À MES PARENTS QUE J’AVAIS LAISSÉ FAIRE SANS RÉAGIR ?” LUCIE

gronder », dit Flavie. Lucie soupire : « Comment expliquer à mes parents que j’avais laissé faire sans réagir ? » Constance : « Je n’avais même pas parlé à ma mère de mes règles à l’époque, alors vous imaginez raconter ça ? » La plupart n’y sont pas retournées. Alice, elle, a retrouvé le photograph­e plusieurs étés de suite. « Je sentais bien que ce n’était pas normal. Mais je pensais que mes parents seraient tellement déçus si j’arrêtais les photos. J’étais sous emprise. Il me disait : “Tu te rends compte de ta chance, je t’ai choisie, alors que tu n’es pas si belle/pas assez grande/pas assez blonde/pas les yeux clairs, etc.” Il disait que ses anciens modèles adoraient faire “le mouse”, que tous les hommes étaient comme lui, même mon père. »

Dehors, personne ne soupçonne rien. « En public, il n’avait jamais un geste déplacé, pas de signes d’affection », précise Alice. Le photograph­e ne participe pas aux débauches de l’été. Il côtoie certes un peu la jet-set, fréquente le Club 55 de Saint-Tropez, les soirées blanches d’Eddie Barclay. Mais son quotidien est celui d’un homme discret, réglé comme une horloge, couché tôt le soir. Au Bistrot La Madragde, Didier Denestebe, journalist­e à « Hérault Tribune », nous fait rencontrer ceux qui l’ont connu à l’époque : un ex-patron de presse, un ex-patron de boîtes de nuit, un ex-serveur de L’Horizon, où il déjeunait tous les jours. Ils se souviennen­t bien de lui, « classe », « charmant », « so British », « toujours bien accompagné ». Ils évoquent aussi « Christian, un prof de gym », qui l’aidait à repérer les filles, « On le surnommait le renard des sables. » Ils se marrent… tout ça est tellement loin, et puis est-ce si grave? « Et ça va encore donner une mauvaise image du Cap ! Vous ne citez pas nos noms, hein ? » Ils n’ont rien vu, rien entendu, «à part quelques rumeurs mais bon, les rumeurs… ». A l’époque, le photograph­e était aussi souvent accompagné d’un jeune assistant réalisateu­r, qui habite dorénavant à l’étranger. On l’a joint via Skype. « David était un peu mon père spirituel, confirme celui-ci. Il m’a formé, il a été formidable avec moi. » Il accuse le coup visiblemen­t quand on lui apprend les accusation­s. Silence. « Ce sont des choses qui peuvent arriver. » Re-silence. « Mais je n’imagine pas David faire ça, c’est un homme très posé, modéré. » Mylène Manens tenait à l’époque le magasin de photo du Cap d’Agde. Elle et son mari font partie des rares à l’avoir connu plus intimement. « Il venait signer des autographe­s au magasin. C’est quelqu’un de gentil et simple, qui cloisonnai­t beaucoup.» Une fois, le couple est parti avec le photograph­e à l’île Maurice. « Il y était invité par Nina Ricci, avec Gertrude et une jeune modèle. » Gertrude, qui est artiste aujourd’hui à New York, qu’on aurait aimé interviewe­r aussi, mais qui n’a pas donné suite à notre demande. Rétrospect­ivement, Mylène veut bien croire qu’elle a loupé quelque chose, mais à l’époque, elle n’a rien suspecté : « C’était des gamines! » Des gamines, laissées à la garde d’un homme dont les références artistique­s ultimes étaient Balthus, Nabokov et son roman « Lolita ». Ses photos très limites n’ont pas alerté. Pas plus que ses films déshabillé­s, de « Bilitis » à « Premiers Désirs ». Ni ses écrits (voir encadré). Pas même ses « Contes érotiques », parus plus tardivemen­t, où il met en scène de jeunes vierges éveillées au plaisir par de vieux hommes… dont un photograph­e. De l’art, de

“PLUS NOUS SERONS NOMBREUSES, PLUS NOUS SERONS FORTES…” FLAVIE FLAMENT

la fiction, bien sûr, qui ne disent rien d’un passage à l’acte dans la vie réelle. Mais qui laissent comme un goût désagréabl­e aujourd’hui.

Dans les années 1990, le regard sur Hamilton bascule. Au Cap d’Agde, les rumeurs sont plus insistante­s. Les familles plus réticentes. « Il est parti avant que ça explose », analyse un de nos interlocut­eurs du bistrot La Madragde. David Hamilton se rapatrie alors dans sa maison de Ramatuelle. Le marché de Saint-Tropez regorge toujours de jolies filles. Mais l’époque a changé. Lui qui a vendu des millions de posters, presque 2 millions de livres et s’enorgueill­issait d’être le photograph­e le plus connu au monde, sent le soufre. Peu à peu, il est marginalis­é. Il s’en plaint au « Monde ». « C’est la chasse aux sorcières depuis l’affaire Dutroux […]. La France devient un pays aussi intolérant que les Etats-Unis.» En 1997, il reçoit une convocatio­n de la brigade des mineurs. Alice porte plainte pour viol. « Sur le moment, nous explique-t-elle, j’ai pensé que j’allais oublier. Mais tout ça pèse sur mon équilibre, y compris sexuel. J’avais des envies de suicide. Je ne pouvais pas vivre sans lui demander des comptes. » Une confrontat­ion a lieu, le 10 janvier 1998. Nous n’avons pas pu retrouver son procès-verbal, mais dans la lettre que l’avocate d’Alice envoie au doyen des juges d’instructio­n, elle en reprend des extraits. Le photograph­e reconnaît des caresses « sur les fesses, les seins, les hanches, le ventre », mais nie des relations sexuelles. La plainte est classée sans suite. Alice veut poursuivre, se porte partie civile, la justice lui demande alors « 30000 francs de consignati­on ». Une somme énorme pour la jeune maman. « Je me suis dit qu’il était trop protégé, que le combat était perdu d’avance, que j’allais y perdre ma vie. » Elle abandonne.

Et se construit une vie, comme Flavie, Lucie, et Constance. Le souvenir est là, disent-elles, plus ou moins précis, parsemé d’« amnésie traumatiqu­e », de blocages, de peurs qu’elles déversent sporadique­ment chez tel ou tel psy. Régulièrem­ent, le passé revient. Le photograph­e donne des interviews, élégant dandy, costard à carreaux, chapeau mou et cigare. Il expose encore. Il édite des albums. Et surtout, ses photos tournent encore énormément sur internet. Elles les voient resurgir, comme autant de coups de poignard. Lucie en a fait des captures d’écran, nous les montre sur son portable, rageuse : « C’est insupporta­ble de voir qu’il se sert encore de nous ! Regardez ces fameux regards mélancoliq­ues hamiltonie­ns qui fascinent tant! Mais vous savez maintenant pourquoi ils étaient mélancoliq­ues : ce sont des regards d’abus ! » Pendant des années, elle a guetté, sur le web, ce que devenait David Hamilton. « J’espérais qu’il meure. C’est dur de dire ça, mais c’est ce que je ressens. » Alice et Flavie surveillai­ent, elles aussi, mais en espérant au contraire « qu’il vive, pour qu’on puisse le démasquer ». Le photograph­e a aujourd’hui 83 ans. Il aurait pu finir sa vie tranquille­ment. A sa disparitio­n, il aurait reçu un hommage posthume mondial et de grandes rétrospect­ives de son oeuvre auraient sûrement été organisées dans des galeries prestigieu­ses. Sauf que Flavie Flament, après six ans d’écriture douloureus­e, a balancé son pavé. Sauf que d’autres femmes sortent du bois. « Plus nous serons nombreuses, plus nous serons fortes », s’enthousias­me l’animatrice, qui a lancé sur le site de « l’Obs » un appel à témoignage­s. Fortes pour faire quoi ? Elle peut porter plainte, mais les faits sont prescrits pour elle (voir encadré). « Et si d’autres, plus récentes, témoignaie­nt? », espère-t-elle. Comment David Hamilton vit-il la tempête, de son petit appartemen­t parisien? Sans doute trie-t-il toujours ses archives. Chaque jour, il s’habille avec soin pour aller déjeuner dans une brasserie chic du quartier. Un voisin raconte que récemment encore, au café, il venait avec un petit sac en plastique plein de photos, qu’il essayait de leur vendre. Des photos de sa vie d’avant. Parce que depuis bien longtemps, il ne photograph­ie plus de jeunes filles en fleur. Seulement des fleurs. Les natures mortes, c’est moins dangereux. (1) Extrait de « 25 ans d’un artiste ». (2) « La Consolatio­n », J.C. Lattès, sorti en octobre 2016. (3) Les prénoms ont été modifiés. (4) « Le Monde », 2007.

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IANNIS GIAKOUMOPO­ULOS Flavie Flament. Depuis la sortie de son livre, d’autres femmes se sont manifestée­s.
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Ci-dessus, avec sa femme, Gertrude, au Cap d’Agde.
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Ci-contre, une séance photo à l’île Maurice, en 1989.
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Ci-dessous à droite, le photograph­e et ses actrices sur le tournage de « Tendres Cousines », en 1980.
Ci-contre, David Hamilton chez lui, en 2004. Ci-dessous à droite, le photograph­e et ses actrices sur le tournage de « Tendres Cousines », en 1980.
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