L'Obs

BD « Les Brumes de Sapa », de Lolita Séchan

Dans “les Brumes de Sapa”, LOLITA SÉCHAN, la fille de Renaud, raconte et dessine avec talent son AMITIÉ pour une jeune Vietnamien­ne. Rencontre

- Par ANNE CRIGNON

« Les Brumes de Sapa », par Lolita Séchan, Delcourt, 256 p., 23,95 euros.

Lolita Séchan n’est pas tout à fait une inconnue. Elle est cette enfant qui va naître dans la chanson « En cloque » et la petite héroïne des bacs à sable de « Morgane de toi ». Et voici que la fille de Renaud, car c’est bien elle, se fait remarquer, à 35 ans, dans le club très prisé du roman graphique avec une bande dessinée intitulée « les Brumes de Sapa ». Ce matin, dans un café des Grands Boulevards parisiens, elle est venue nous parler de ce projet ancien, cinq ans sur sa table à dessin dans un atelier de Bastille, enfin en librairies. Non sans humour, elle porte avec grâce une marinière et des santiags, et parle avec simplicité de Lo Thi Gom, rencontrée au Vietnam il y a quinze ans, devenue sa soeur, son « petit prophète », et l’inspiratri­ce de son conte postmodern­e.

« Les Brumes de Sapa » est l’histoire d’une amitié à l’épreuve du temps, des kilomètres et de la géopolitiq­ue. Lolita et Lo Thi Gom, ou encore « Lo Thi Ta » et « Lo li Gom », comme elles s’appellent parfois, amusées par ce semblant d’homonymie : combien de mondes entre les deux ? Pour l’une, une enfance heureuse et bohème, l’appartemen­t sous les toits de Paris, les amis de son père et leurs soirées festives, l’école Montessori. Pour l’autre, la vie dans les rizières, la pauvreté, la bataille pour s’émanciper des traditions et aller un jour à l’école, ne pas se marier tôt. Gom a grandi dans un climat hostile au peuple hmong et un pays où les enfants sont en danger – avec le tourisme de masse, on déroule un tapis rouge aux pédophiles.

Quand elles se sont rencontrée­s, Lo Thi Gom avait 12 ans et Lolita, dix de plus. Dans « les Brumes de Sapa », elle légende ainsi ses premiers dessins : « Je vivais toujours chez ma mère, le cul vissé à une chaise à gamberger nuit et jour sur mon avenir. Etre dessinatri­ce, écrivain, spationaut­e ? Aucune idée. Suivre une psychanaly­se ? Impossible de prendre la moindre décision. J’avais 12 ans d’âge mental, Paris m’étouffait. » Alors un jour elle a pris un carnet, des crayons, plein de médicament­s pour conjurer son hypocondri­e, un avion pour Dubaï, un autre pour Saïgon. Fuir, « faire défiler le paysage quand rien ne bouge en soi ». Elle a rencontré Lo Thi Gom aux derniers jours d’un périple qui ne l’avait guère rassurée sur elle-même, à 1 600 mètres d’altitude, là où vont les Occidentau­x qui veulent voir les « minorités ethniques ». Gom était parmi toutes celles qui tendent aux étrangers le bel artisanat local en égrainant le sempiterne­l : « You buy from me? You buy from me ? » A l’époque, elle vit en famille à Lao Chai et, le week-end, fait l’ouvrier agricole avec ses parents. Dans l’avion du retour, il semblera à Lolita qu’« un petit fantôme » est assis sur sa valise.

« Les Brumes de Sapa » la représente percluse de doutes et d’ennui sous les neiges de Montréal, où elle est allée poursuivre des études, « hantée » par l’enfant hmong déterminée et lucide qu’elle dessine à ses côtés dans l’hiver canadien avec une idée fixe : retourner au Vietnam pour la retrouver. Un deuxième voyage et l’adresse mail attribuée à la petite Gom éblouie dans un cybercafé vont sceller leur amitié. Désormais chaque année, c’est un rituel : le sac de médicament­s, l’avion pour Dubaï, l’autre pour Saïgon. « Une fuite et un retour, une errance et un enracineme­nt », écrit Lolita Séchan.

D’une visite à l’autre, Sapa change, le monde moderne exige son dû ; l’habit traditionn­el se fait plus rare. Gom est devenue guide pour touristes et, comme sa « sister » en France, mère d’une petite fille. Une fois, Lolita lui a apporté une bande dessinée. La première BD publiée pour l’une, la première BD tout court pour l’autre. C’était « Marshmalon­e », parue en 2010, où Lola raconte avec talent et quelques hommages aux maîtres (à « Little Nemo » notamment) ses sentiments houleux à la naissance de son frère Malone, la peur d’être détrônée dans le coeur d’un père qui passe dans « les Brumes de Sapa » délicateme­nt représenté, de dos, en train de fumer dans le jardin désert d’une clinique. Gom, elle aussi, a un père tourmenté. A Sapa, les journées passent, drapées de brume, à se promener ensemble et à se raconter leurs vies un peu semblables et si différente­s.

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