Russie Daguestan, le califat du Caucase
Au Daguestan, chacun ou presque a un fils, un frère ou un cousin parti faire le djihad en Syrie. Cette République à majorité islamique est devenue la bête noire de Vladimir Poutine, dans sa croisade contre Daech
A bbas a appris la mort de son fils, il y a un an, par un bref message WhatsApp tombé sur son smartphone : « Magomed est désormais un martyr. » Le jeune homme avait 24 ans. En 2013, il avait rejoint les rangs de l’Etat islamique en Syrie, comme ses parents le redoutaient depuis des mois. Trop de vidéos suspectes, de discours violents… Depuis, ce quinquagénaire trapu qui dirige la madrasa, l’école coranique du village, ne décolère pas: «A l’époque, mon fils était assigné à résidence pour une affaire de port d’arme illégal. Il devait se rendre au commissariat deux fois par jour. Comment a-t-il pu obtenir ses papiers pour partir, et en aussi peu de temps?» Abbas avait imploré les policiers: « S’il veut récupérer son passeport, au moins, prévenez-moi. » Las. Deux jours après la fin de son contrôle judiciaire, Magomed a pris la route pour la Turquie avant d’embarquer pour la Syrie. Le trajet classique des candidats au djihad, partis en masse de la région. Abbas est convaincu que les autorités ont fermé les yeux sur son départ: « Ils l’ont envoyé se faire tuer là-bas. »
Combien sont-ils, au Daguestan, à avoir rejoint les rangs de l’Etat islamique ou les rebelles du Front al-Nosra (qui s’appelle aujourd’hui Front Fatah al-Cham) ? Vladimir Poutine a évoqué en octobre 2015 le chiffre de 7 000 combattants originaires des Républiques de l’ex-URSS. Exagéré ? Difficile à dire, tant le président russe a intérêt à gonfler les chiffres pour justifier le pilonnage massif de la Syrie. Seule certitude: dans cette République du Nord-Caucase de près de 3 millions d’habitants, coincée entre la Tchétchénie voisine et la mer Caspienne, chacun, ou presque, a un frère, un neveu, un fils parti « de l’autre côté », comme on dit pudiquement ici.
A tort ou à raison, leurs proches, comme Abbas, sont convaincus que les autorités ont laissé faire, voire même les ont aidés, trop contentes de voir ces terroristes en puissance quitter le pays. « Dans mon village, il a 190 maisons. Et pas moins de 14 jeunes sont partis en deux ans », remarque Baxou, 28 ans, qui tient un salon de beauté à Khassaviourt, la deuxième ville du pays. Parmi eux, son propre
beau-frère, qui a laissé derrière lui une femme et deux enfants. Baxou est convaincue que ce sportif de haut niveau, spécialiste de la lutte, a été repéré, embrigadé et payé par Daech. Abderrahim*, lui, pense que son fils n’a rien touché pour partir : « Ses amis se sont cotisés pour lui offrir le billet. Il a même dû payer pour son arme. » Il aura fallu cinq voyages et beaucoup d’argent à cet ancien cadre du PC devenu très religieux, qui vit aujourd’hui dans un village perdu des montagnes, pour parvenir à exfiltrer son fils d’Alep. « Il ne voulait rien entendre. On lui a lavé le cerveau. » La troisième fois, il apprend qu’il est emprisonné et soupçonné de trahison. Ses compagnons de voyage ont été assassinés. Le jeune garçon veut rentrer. « Cela a été très compliqué », confie ce père qui a finalement réussi, au printemps dernier, à mettre son fils à l’abri « à l’étranger ». Cet intellectuel n’approuve pas le fanatisme de son fils, mais comprend sa révolte : « Je ne cautionne pas la violence, mais ce n’est pas pour autant que j’ai le moindre respect pour ce gouvernement corrompu de haut en bas. Il faut qu’on se sépare de la Russie, et qu’on crée notre Etat islamique. Tous les musulmans, ici, vous diront la même chose. »
A Makhatchkala, la capitale du Daguestan, à deux heures de route, on croise encore des jeunes filles en minijupes, même si elles sont de plus en plus rares. A Novosasitili, le village où vit Abbas, c’est un autre monde. Ici, le hidjab est de mise, la séparation entre hommes et femmes, stricte. Ce n’était pas le cas il y a quinze ans. Avec ses routes non goudronnées, c’est l’un de ces villages typiques du Daguestan, où la loi clanique règne, où l’on pratique les crimes d’honneur. Akhiad Absulayyer, l’ancien maire, se souvient encore de sa prise de fonctions, en 2010. Un double meurtre venait d’ensanglanter le village. « J’ai appelé la police, ils m’ont répondu qu’ils ne viendraient que si j’étais en mesure d’assurer leur sécurité. Les familles m’ont demandé pourquoi j’avais fait appel à eux. J’ai compris que ça allait être compliqué. » A l’époque, le village de 1600 âmes a la réputation d’être l’un des plus dangereux du Daguestan. « Pour 30 000 roubles [430 euros, NDLR], un type était prêt à faire n’importe quoi. » Aujourd’hui, l’ordre est revenu, mais le salafisme radical, qui prospère au Daguestan depuis quinze ans, fait la loi. « C’est une espèce de petit califat, ici », constate Absulayyer. L’alcool et les cigarettes sont bannis, la polygamie, officiellement interdite en Russie, y est banale. Collecter l’impôt, à en croire l’ancien maire, est mission impossible, mais chacun en revanche se soumet sans protester à l’impôt islamique. On y pratique également la charia, le droit coranique, qui prend le pas sur les tribunaux de droit commun. Le vol, comme l’adultère, sont punis de coups de bâton ou de coups de fouet. « Mais on ne va pas jusqu’à couper les mains », regrette le cheikh Abdurrahman Khadji, éminente autorité religieuse, très respecté dans le pays, qui tente de retenir les candidats au djihad. Une vingtaine d’hommes du village, au moins, seraient partis en Syrie. L’un d’entre eux, riche homme d’affaires marié à quatre épouses restées au village, a financé une imposante madrasa, aujourd’hui fermée par les autorités pour apologie du terrorisme. Mais la plupart ne sont que de pauvres bougres, comme ce père parti avec ses deux fils de 15 ans. Tous les trois sont morts.
LA SYRIE, UNE “SECONDE PATRIE”
Comment le Daguestan est-il devenu ce vivier de djihadistes? Grande comme la Suisse et tout aussi montagneuse, avec ses vallées sauvages où se nichent des villages inaccessibles, cette république n’a pas toujours été cette terre salafiste dans le collimateur du Kremlin. Certes, de toutes les Républiques du Caucase, c’est la plus religieuse, la plus peuplée et la plus complexe, avec ses dizaines de groupes ethniques, possédant pour la plupart leur propre langue. Son annexion par l’URSS, tardive, n’a jamais été simple. Mais cette mosaïque linguistique et culturelle lui a en même temps longtemps valu d’être présentée comme un modèle d’intégration. Contrairement à la Tchétchénie voisine, ici, on a longtemps été loyal vis-à-vis de Moscou. Clandestin du temps de l’URSS, l’islam y est reconnu et officialisé dès 1991, après la chute de l’empire. Tandis que toutes leurs valeurs s’effondrent, les anciens communistes s’y engouffrent avec le même enthousiasme que les orthodoxes de la Russie chrétienne. Les rues Karl-Marx et le boulevard de la Révolution sont rebaptisés du nom de l’imam Mansour ou de l’imam Chamil, anciennes autorités religieuses et politiques ayant résisté au joug russe. Moscou coopère avec le courant soufi, désormais considéré comme l’islam officiel, le seul légitime. Dans les années 1990, de nombreux jeunes partent étudier ou faire du business au Moyen-Orient. L’Egypte et surtout la Syrie deviennent, pour ces musulmans du Caucase, « une seconde patrie », comme on l’entend souvent dire au Daguestan. De retour au pays, ils dénoncent les imams qui ne parlent pas arabe, prônent un islam non compromis, originel et pur. Le
salafisme, qui existait déjà dans le pays dans les années 1980, va se propager d’autant plus facilement que la situation économique et sociale de la région, l’une des plus pauvres de Russie, est terrible. « Au Daguestan, la religion est à la fois une revendication identitaire et une forme d’opposition, note l’anthropologue Frédérique Longuet-Marx, spécialiste du Caucase. Les salafistes deviennent les “rebelles”, les “opposants” au pouvoir en place. » Le chômage touche près de 60% de la population. Et surtout une corruption phénoménale gangrène toutes les strates de la société, de haut en bas. Dans cette région subventionnée à 80% par Moscou, les fonds arrivent rarement jusqu’aux bénéficiaires et tout s’achète: une place au jardin d’enfants, une consultation médicale, un diplôme… « Tout a un prix, même le service militaire », soupire Abakhar, qui vient de payer 50 000 roubles pour que son fils soit enrôlé, condition indispensable pour qu’il puisse ensuite trouver un travail. « Ça fait quinze ans qu’à Novosasitili on n’a pas obtenu le moindre kilomètre d’asphalte, de canalisations. On ne peut compter que sur nousmêmes. Bien sûr que les gens sont en colère », martèle Ahmed Aiboulaiev, le député de l’assemblée locale de Novosasitili. Police, justice, toutes les institutions sont discréditées. « Ici, elles ne sont pas une protection pour les citoyens, mais une source d’abus et d’extorsions », insiste Tanya Lokshina, qui dirige le bureau de HRW (Human Rights Watch) à Moscou. Tout procès étant soupçonné d’être achetable, pas étonnant que la justice coranique, perçue, elle, comme intègre, prospère.
LE HIDJAB DEVIENT LA NORME
Sous l’influence de la deuxième guerre en Tchétchénie, dont les motifs sont clairement religieux, cet islam radical va aussi prendre des couleurs politiques. La frontière est poreuse. Des Tchétchènes viennent se réfugier dans les montagnes du Daguestan. Des combattants daguestanais vont grossir les troupes tchétchènes. Des camps d’entraînement sont créés dans les montagnes. En 1999, des fondamentalistes islamistes tchétchènes tentent même d’envahir le Daguestan, déclenchant les foudres de Poutine. Ils échouent, mais le salafisme radical se répand. A partir de 2007, un « émirat du Caucase », qui fera plus tard allégeance à l’Etat islamique, prétend fédérer les musulmans des deux régions. Des jeunes partent par milliers «dans la forêt» rejoindre le maquis. Les magasins vendant de l’alcool sont plastiqués. Dans les villages, le hidjab devient la norme. En 2012, l’assassinat d’un grand cheikh « officiel » soufi, qui avait entrepris des négociations avec les autorités salafistes, va déclencher une terrible vague d’attentats, qui ensanglantera la région. Les commandos-suicides ciblent en priorité les casernes militaires et les forces de l’ordre. Mais ce fanatisme religieux se conjugue aussi souvent au pur banditisme. Le cousin de Sapiyat Magomedova, célèbre avocate de Khassaviourt, seconde ville du pays, a été purement et simplement exécuté : « Son père possédait un magasin. Un jour, il a reçu une “flechka”, une clé USB, où on lui demandait 15 millions de roubles au nom du djihad. C’était une pratique fréquente. Il a fait savoir qu’il payait déjà l’impôt islamique et qu’il n’en était pas question. Ils ont tué son fils. Et le jour de
l’enterrement, le magasin a été plastiqué. » Les attentats sont quotidiens. Ancien policier, Abderrahmane se souvient comment il apprenait à sa fille de 4 ans à s’aplatir instantanément entre les sièges de la voiture en cas d’alerte. Jamais il ne se promenait en ville avec son uniforme : « Autant porter une cible. » Pour ce musulman rigoureux, très pratiquant, ces djihadistes ne sont que des criminels : « Quand on allait les extirper de leurs cachettes dans les bois, on trouvait des seringues, de la drogue. Ce sont des voyous. » Ce terrorisme fait des ravages au-delà des montagnes du Daguestan, jusque dans le métro de Moscou et les rues de Boston. Les frères Tsarnaïev, qui avaient ensanglanté le marathon de 2013, fréquentaient assidûment une mosquée salafiste de Makhatchkala aujourd’hui fermée.
LA TRAQUE AUX SALAFISTES EST OUVERTE
En 2013, à l’approche des JO de Sotchi, Moscou, qui semblait jusque-là dépassé et impuissant, décide de frapper dur, fort, et, comme souvent, aveuglément. La traque aux salafistes, aux « wahhabites » comme disent les autorités, pour qui le mot est devenu synonyme de terroristes, est ouverte. Des villages comme Novosasitili ou Guimry, soupçonnés d’être des repères de djihadistes, se retrouvent sous le feu d’opérations spéciales musclées, qui ne font pas dans le détail. Des jeunes « partis dans la forêt » sont exécutés sans sommation. « Des cas sont purement et simplement fabriqués de toutes pièces. On tue des suspects, on leur bourre les poches d’explosifs, on fabrique des preuves a posteriori », déplore Gregory Chvedov, rédacteur en chef du site Kavkazskiy Ouzel (Le Noeud du Caucase), qui recense toutes les exactions.
En août dernier, l’exécution de deux jeunes bergers, des adolescents de 15 et 16 ans accusés à tort d’être des terroristes, a scandalisé le pays. De nombreux jeunes disparaissent purement et simplement. Comme Rachid, 26 ans, enlevé par les forces spéciales en 2012. Des témoins l’ont vu cloué au sol et embarqué dans une voiture de police. Depuis, sa mère, Janna, n’a aucune nouvelle. « S’il est coupable de quelque chose, qu’il soit jugé, emprisonné. Mais ils ne disent rien », soupire-t-elle, convaincue qu’il est encore vivant. Elle a remué ciel et terre, versé 500 000 roubles (plus de 7 000 euros) à un contact, général de l’armée, contre la promesse d’une libération. En vain. Dans son association des « mères de disparus », elles sont plusieurs dizaines à avoir ainsi perdu leur fils. Sur quel critère ? Impossible de le savoir. La fréquentation de certaines mosquées, une barbe fournie ou un pantalon un peu court, relevé sur les chevilles, suffisent à vous rendre suspect. Les fichiers S se multiplient de jour en jour. « Au moins 20 000 personnes y figurent », selon Sirajoudine Datsiev, responsable de l’ONG Memorial à Makhatchkala. Soit environ 20% des 100000 salafistes que compterait le Daguestan. Pour les fichés, c’est l’enfer au quotidien: tests ADN, appels sur le lieu de travail, convocations interminables, assignations à résidence… Et impossible d’en sortir, sauf à avoir les moyens de se payer un bon avocat. Dans les mosquées, mais aussi les salles de sport, les arrestations sont continues. Les vendredis, à la grande mosquée Omarova de Makhatchkala, les prières se font sous surveillance policière. Et se terminent, presque systématiquement, par des dizaines d’interpellations. En avril dernier, l’imam Magomed Magomedov, pourtant réputé pour ses prêches pacifistes et ses appels à la réconciliation, a lui aussi été incarcéré. La pression est constante. « Pour les policiers, c’est devenu un business, tempête Shamil, un jeune entrepreneur de Novosasitili. Ils doivent faire du chiffre, s’ils veulent recevoir des promotions et des fonds de Moscou. » Forcément, au sein de la communauté salafiste, le ressentiment monte, la colère gronde. « Nous sommes traités comme des citoyens de seconde zone », soupire le cheikh Abdurrahman Khadji de Novosasitili, qui a été incarcéré à trois reprises pendant de longs mois, alors même qu’il réfute tout appel à la violence. « A nos âges, on peut être raisonnables. Mais les jeunes ? En les terrorisant, on va en faire des terroristes. » Certes, le nombre d’attentats a drastiquement chuté depuis 2013. Mais jusqu’à quand ? « Le Kremlin a peur de l’islam et ne sait pas comment le traiter. Mais criminaliser tous les salafistes ne peut qu’aggraver le problème, insiste Denis Sokolov, politologue spécialiste du Caucase. Cette pression permanente est inutile, et dangereuse. Elle pousse les plus radicaux au départ. » En Syrie, en Turquie. Et ailleurs…