L'Obs

Arts L’affaire Van Gogh

La sortie mondiale d’un livre rassemblan­t 65 DESSINS inédits du peintre bouleverse le monde de l’art. S'agit-il de VRAIS ou de FAUX? Enquête

- Par BERNARD GÉNIÈS

VINCENT VAN GOGH : LE BROUILLARD D’ARLES. CARNET RETROUVÉ, par Bogomila Welsh-Ovcharov, Seuil, 280 p., 69 euros.

X,Y, Z : trois lettres pour désigner les personnes qui ont préféré garder l’anonymat dans ce qu’il faut bien appeler l’affaire Van Gogh, qui secoue aujourd’hui le monde de l’art et de l’édition. Découverte miraculeus­e ou duperie? Les experts se déchirent pour savoir si ces dessins inédits sont bien de la main du peintre des « Tournesols » ou si, au contraire, ils sont l’oeuvre d’un habile imitateur.

Mme X est une femme de 72 ans. Elle vit dans un village du nord de la France. C’est chez elle qu’on a retrouvé un carnet de 65 dessins attribués à Van Gogh ainsi qu’un registre du Café de la Gare à Arles, qui men- tionne l’existence du fameux carnet. Selon Franck Baille, président d’une maison de ventes à Monaco, « Mme X est une femme d’un milieu modeste, vivant paisibleme­nt, et qui n’a aucune connaissan­ce du monde de l’art. » Mère de deux enfants, « elle n’avait sans doute jamais entendu prononcer le nom de Van Gogh jusqu’à une date récente ». Lorsqu’elle avait 20 ans, sa mère lui a offert en guise de cadeau d’anniversai­re un carnet de dessins représenta­nt des paysages du Midi, des portraits, des branches d’arbres, des maisons. Aucun n’est signé. Mme X range l’objet dans un placard. Il va y dormir plus de cinquante ans.

M. Y, parent de Mme X, habite dans le même village où il tient une petite échoppe, nous affirme encore Franck Baille. Il possède un ordinateur et une connexion à internet. Est-ce lui qui en a l’idée? Toujours est-il qu’un beau jour le carnet est amputé

d’une vingtaine de ses feuilles et que les dessins sont mis en vente sur un site dont Franck Baille a oublié le nom. Les prix sont honnêtes : 150 euros pièce. Un amateur néerlandai­s se montre particuliè­rement intéressé : il en achète 21. Et débourse donc 3 150 euros. C’est alors qu’entre en scène M. Z, le lanceur d’alerte. Gardien de musée à Paris, il contacte M. Y : « Les dessins que vous vendez ressemblen­t à des dessins de Van Gogh. » M. Z est un gardien averti, il connaît la peinture du xixe siècle. Mais il n’est pas le seul.

“DES FAUX VAN GOGH TOUS LES JOURS”

En 2008, lors d’une partie de chasse provençale, Franck Baille apprend que l’un de ses compagnons connaît une personne détenant des dessins inédits de Van Gogh. « D’abord je n’ai pas réagi, avoue Baille. Des faux Van Gogh, on en signale tous les jours ! » Il finit par prendre le chemin du Nord et rencontre Mme X, qui lui montre le carnet, amputé de ses feuilles vendues. Troublé, mais pragmatiqu­e, il propose de prendre l’affaire en main et d’agir désormais, avec son accord, pour le compte de Mme X. Le plus urgent? Récupérer les vingt et un dessins acquis par l’amateur néerlandai­s. Curieuseme­nt, et toujours selon Franck Baille, celui-ci accepte de les restituer moyennant le remboursem­ent de son achat augmenté d’une « commission » – dont le montant n’est pas précisé. Il accepte également de signer un document attestant cette opération et sa renonciati­on à la propriété des dessins. Le mandataire de Mme X poursuit ses investigat­ions : il recrute une chercheuse, la Britanniqu­e Bernadette Murphy, afin de retracer le périple de ce carnet que la mère de Mme X a trouvé en 1944 à Arles, après que la ville eut été bombardée. Comment celui-ci a-t-il atterri dans une remise de la ville, cinquante-quatre ans après la mort de Van Gogh? Pourquoi ce dernier a-t-il laissé derrière lui, avant de prendre le chemin d’Auvers-surOise, cet incroyable témoignage ?

Dans l’attente de ces réponses, des feuilles du carnet sont confiées à une spécialist­e du papier, qui affirme que celles-ci ont été fabriquées à la fin du xixe siècle. Un laboratoir­e londonien confirme que l’encre utilisée est bien de la même époque. Tous les feux sont au vert. Franck Baille adresse des copies de ces dessins au Musée Van Gogh à Amsterdam. Pour toute découverte de ce type, c’est le lieu de passage obligé. L’institutio­n (qui est une fondation) possède la plus grande collection d’oeuvres de Van Gogh au monde, soit environ 200 tableaux, près de 500 dessins et la quasi-totalité des lettres de l’artiste. Les avis délivrés par le musée font autorité sur le marché de l’art et dans les autres musées du monde. Mais Franck Baille, cette fois, n’a pas de chance. Selon lui, deux de ses courriers demeurent sans réponse ; à la suite d’un troisième envoi, il finit par recevoir une « missive laconique » qui balaie tout espoir d’obtenir une appréciati­on positive. Nous sommes en 2010, deux ans après la découverte des dessins chez Mme X.

“2,7 MILLIONS DE DOLLARS POUR UN DESSIN”

Une rencontre avec Bogomila Welsh-Ovcharov dans un restaurant d’Aix-en-Provence va cependant lui redonner espoir. Cette professeur émérite à l’université de Toronto – qui a organisé deux expos consacrées à Van Gogh, dont l’une à Paris au Musée d’Orsay en 1988 – accepte d’étudier ces dessins. Son verdict est sans appel : ce carnet est authentiqu­e. Pour étayer son jugement, elle a pris soin de consulter le Britanniqu­e Ronald Pickvance, 86 ans, grand spécialist­e de l’oeuvre de Van Gogh. Lui aussi confirme l’authentici­té. En route pour la gloire? Une ombre pourtant subsiste. Bogomila Welsh-Ovcharov a fait le voyage à Amsterdam afin de soumettre une dizaine de dessins et des photograph­ies de plusieurs autres aux conservate­urs du Musée Van Gogh. Ils font part de leur scepticism­e. Mais Franck Baille a un joker. Chez Mme X, dans une valise « qu’elle n’avait pas ouverte depuis des années », il a déniché un registre du Café de la Gare à Arles dans lequel il est écrit noir sur blanc que le Dr Rey (médecin ayant soigné Van Gogh lors de ses internemen­ts à Arles et à Saint-Rémy-de-Provence) est venu déposer, en mai 1890, « pour M. et Mme Ginoux [les propriétai­res du café, NDLR] de la part du peintre Van goghe (sic) […] un grand carnet de dessins ». Une découverte, encore miraculeus­e, qui tombe à pic !

Mais le plus surprenant est à venir. On pourrait imaginer que Mme X, conseillée par Franck Baille dont le métier consiste à vendre au meilleur prix des objets et

Un faussaire fort avisé serait-il à l’origine de ces dessins?

oeuvres d’art à Monaco, puisse envisager d’en faire autant avec ce carnet. Puisqu’il est authentiqu­e, il vaut une fortune. Combien? Un exemple : ce 14 novembre, un simple dessin de Van Gogh daté de 1888 (même période que celle du carnet) a été vendu chez Sotheby’s à New York 2,7 millions de dollars! Si un seul dessin vaut une telle somme, il n’est pas difficile d’imaginer qu’un tel carnet puisse avoir une valeur d’au moins 50 millions d’euros. Bizarremen­t, ni Franck Baille ni Mme X n’envisagent cette hypothèse. Au cours de l’été 2015, ils vont préférer confier leur découverte à un éditeur parisien, le Seuil, qui, aussitôt, en la personne de Bernard Comment, s’enthousias­me pour ce projet.

Le 15 novembre, lors de la présentati­on de l’ouvrage à la presse, une journalist­e interroge Bernard Comment sur le communiqué que vient de publier le Musée Van Gogh. Silence et stupeur. Bernard Comment s’insurge : « Cette attitude est déloyale! Ils devaient respecter un embargo jusqu’à ce soir 19 heures. » Il est 15h45, et en ce jour de sortie mondiale du livre (aux Etats-Unis, aux Pays-Bas, en Allemagne, au Japon), cette petite bombe à fragmentat­ion va produire un effet dévastateu­r. Le lendemain, un deuxième communiqué du musée apporte de nouvelles précisions. L’argumentat­ion est la suivante : ce carnet est une « imitation ». L’encre de ces dessins est une encre sépia-gomme laque que le peintre n’a jamais utilisée au cours de la période arlésienne, soit entre 1888 et 1890. Des erreurs topographi­ques sont également relevées. Le style des dessins est « monotone, maladroit, sans esprit ». De plus, le Musée Van Gogh fait observer que la version du registre qui leur avait été soumise en 2012 comportait vingt-six pages alors que celle qui est reproduite dans le livre n’en comporte plus que vingt-deux. Détail insolite : on retrouve deux fois le texte de la même note, aux dates du 10 juin et du 19 juin 1888. Enfin, les experts du Musée Van Gogh s’étonnent des circonstan­ces dans lesquelles ce carnet et ce registre ont été mis au jour, après avoir sommeillé pendant plus de cinquante ans dans un placard. On l’aura compris : c’est une condamnati­on sans appel qui est infligée à ces deux trouvaille­s.

Ces doutes émis, les portes du marché de l’art leur sont fermées. Celles des musées tout autant. Les éditions du Seuil ont publié un communiqué critiquant avec fermeté l’attitude du Musée Van Gogh, s’interrogea­nt « sur le monopole d’attributio­n du musée ». A quoi Louis van Tilborgh, l’un des experts ayant examiné ces feuilles, réplique : « La personne qui a réalisé ces imitations a utilisé des reproducti­ons du xxe siècle, après l’époque de Van Gogh. » Un faussaire fort avisé serait-il donc à l’origine de ces dessins ? Nous avons demandé à Franck Baille de rencontrer Mme X, MM. Y et Z, pour tenter d’en savoir plus. Il nous a répondu que ce n’était pas possible. Le mystère X,Y, Z subsiste.

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Le papier date bien du xixe, mais l’encre (sépia-gomme laque) n’a jamais été utilisée par le peintre pendant sa période arlésienne.
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Bogomila WelshOvcha­rov, l’auteur du « Carnet retrouvé ».
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Par BERNARD GÉNIÈS L’un des dessins attribués à Van Gogh : « Bateaux en mer », Saintes-Maries-de-la-Mer, mai-juin 1888.

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