L'Obs

L’ENFANT BARBARE

Le bruit et la fureur. Depuis qu’il est entré en politique, il y a quarante ans, Nicolas Sarkozy aura aimé pardessus tout le fracas des combats, les affronteme­nts fratricide­s et les foules en délire. Au risque de s’y perdre. Récit

- Par SERGE RAFFY

Nicolas Sarkozy, gamin, juché sur les épaules de son grand-père maternel, assistant, bouche bée, aux manifestat­ions de rue en faveur du général de Gaulle. C’était il y a si longtemps. Au début des années 1960. L’image pourrait presque résumer l’histoire d’une vie politique : porté comme un trophée par ce médecin juif venu de Corfou, gaulliste fervent, le jeune Nicolas « baptisé » à la politique dans un bain de foule, grondante et fiévreuse. Depuis, l’enfant a couru derrière cet instant magique, avec la frénésie d’un possédé. C’est sans doute de là que vient l’énergie inépuisabl­e du Sarkozy assoiffé de conquêtes. Et, en contrepoin­t, son besoin inextingui­ble de légitimité, comme si elle n’était jamais gagnée, jamais installée, malgré les succès. Durant toute sa carrière politique, Nicolas Sarkozy a été victime du complexe de l’intrus, toujours à devoir faire ses preuves, à s’imposer comme aux premiers jours. Son accession à la présidence de la République n’y a rien changé. Lors de cette dernière campagne de la primaire de la droite et du centre, l’ancien chef de l’Etat s’est presque présenté comme un nouveau venu, un importun, celui qui dérange, qui bouscule, qui transgress­e toujours, contre les bien-nés, les enracinés, ceux pour qui tout est gagné d’avance. Il était le candidat des « oubliés », encore et toujours. Comment expliquer une telle obstinatio­n?

Celui que François Bayrou surnommait « l’enfant barbare » est toujours victime du complexe de Heathcliff, personnage central du roman d’Emily Brontë, « les Hauts de Hurlevent ».

Qui est Heathcliff? Un enfant abandonné, recueilli dans une riche famille de la bonne société anglaise, dévoré par un esprit de vengeance et de haine de classe. Tel un ogre insatiable, il s’empare des biens de sa famille d’accueil, puis ne sait qu’en faire. Cette conquête le laisse frustré. Il n’est heureux que dans la bataille. Sarkozy lui ressemble tant. Il ne s’épanouit que dans la rupture, dans l’outrance, dans l’éclatement des repères. Une fois parvenu au pouvoir, il ne sait pas poser son équipage, s’installer vraiment dans la maison, devenir le père… de la nation que la France attendait. Il est l’éternel garnement, à fleur de peau, vibrionnan­t, mirobolant, courant à perdre haleine, cherchant en vain son centre de gravité. Son personnage tonitruant a fasciné la presse durant plus d’une décennie. Il était un « bon client », comme on dit. Si romanesque, si déroutant, si brûlant, si paradoxal. A plus de 60 ans, alors qu’il est déjà grand-père et qu’il laisse voir ses tempes grisonnant­es, il ne parvient pas à sortir du piège de l’enfant barbare. En privé, son épouse, Carla Bruni, a réussi à le transforme­r en patriarche, réunissant régulièrem­ent les siens, dans une vaste tribu de familles recomposée­s, autour de grands plats de pasta à l’italienne. On le disait apaisé, serein, prêt à assumer ce nouveau rôle dans la vie politique. L’image que lui a soufflée François Fillon dans la dernière ligne droite. Et le « sale môme », alors, a resurgi du placard des souvenirs. Celui de sa carrière politique, démarrée sous la bannière chabaniste, au début des années 1970. Quarante ans de coups et blessures… Nicolas Sarkozy s’est longtemps délecté de ce statut de fils indigne. Il a d’abord soufflé, au nez et à la barbe des gaullistes historique­s, la mairie de Neuilly à son premier parrain, le très madré Charles Pasqua. Puis, il est entré, presque par effraction, dans la maison Chirac, durant les années 1980, en usant de son charme juvénile et empressé. Il gagna l’affection quasi paternelle du maire de Paris, bluffé par l’insolent toupet du « petit ». La guerre secrète avec Alain Juppé, l’autre fils de Chirac, l’énarque, le galonné, le légitime, était déclarée. D’abord en coulisses, puis à ciel ouvert. Depuis ces années, les deux hommes n’ont cessé de s’épier, cherchant les faveurs du maître, comme deux héritiers attendant l’adoubement. Ils se déchirèren­t, durant les années Balladur, usant de l’arme judiciaire avec une férocité rarement vue. Jamais sans doute l’expression « guerre fratricide » ne fut si juste.

En 1995, Nicolas Sarkozy trahit le « père ». Il opte pour Edouard Balladur à l’élection présidenti­elle. Aux yeux des chiraquien­s, il devient Brutus. Le « renégat » connaît alors sa traversée du désert. Aux réunions publiques du RPR, il est hué, conspué. Au fond, les crachats l’indiffèren­t. L’illégitime devient le réprouvé, le banni. Il ne s’en plaint pas, comme si, somme toute, cela faisait partie de sa destinée. Il affronte la meute sans ciller, avec même une certaine bravoure. Face à cette vague de haine et de rancune, il se cherche un fief, un refuge dans lequel il pourra se reconstrui­re. Ce sera les

Hauts-de-Seine, l’empire de Charles Pasqua, départemen­t richissime où sont installés les sièges de la plupart des entreprise­s du CAC 40 et où l’argent de l’immobilier coule à flots. De là, il pourra devenir tout-puissant, intouchabl­e même. Là encore, comme toujours, il monte à l’abordage et s’empare de ce « butin » sans coup férir. Il devient président du Conseil général, en 2004, la même année où il prend d’assaut l’UMP, le parti fondé par Chirac et Juppé. Là encore, le pirate ne prend pas de gants. Il organise, avec une poignée de fidèles, un véritable hold-up sur le parti au terme d’une bataille difficile contre les chiraquien­s. Le Bonaparte de Neuilly a désormais une armée pour conquérir l’Elysée, en 2007. On croit alors que le « garnement », arrivé au pouvoir, va s’assagir, mettre la pédale douce, gouverner sous un mode très Ve République. Mais l’homme aime la mêlée, le combat de près, il veut casser les codes, faire entrer en turbulence­s cette monarchie républicai­ne qu’il n’aime pas vraiment. Gouverner l’ennuie. L’Elysée est un tombeau. Il n’a aucun goût pour ce vieux palais ridicule et anachroniq­ue. Il délègue le job à Fillon le besogneux. Ce qu’il aime par-dessus tout, ce sont les meetings, la foule en délire, les shows à l’américaine, où il peut exprimer ses talents de rockstar de la politique. En campagne électorale, devant des foules de militants, il est Bruce Springstee­n, Mick Jagger, Johnny Hallyday. Il n’est heureux que quand les lasers le mitraillen­t de leurs feux incandesce­nts. Il retrouve alors la plénitude. Celle d’un enfant porté comme un demi-dieu par un grand-père venu des confins de la Méditerran­ée.

 ??  ?? Nicolas Sarkozy, ministre du Budget et porte-parole du gouverneme­nt Balladur, le 31 mars 1993.
Nicolas Sarkozy, ministre du Budget et porte-parole du gouverneme­nt Balladur, le 31 mars 1993.

Newspapers in French

Newspapers from France