Du bio dans les bulles
Le bio monte en puissance dans tous les vignobles. Et en Champagne? Plus lentement qu’ailleurs. Dans la Marne et l’Aube, quelques grandes marques montrent pourtant la voie
En Champagne, près de huit bouteilles sur dix sont produites par les maisons de négoce et les coopératives. Comment les ignorer? Les cinq premières marques écoulent à elles seules près de trois bouteilles sur dix. Avec de colossaux investissements dans la distribution, la publicité et le marketing, sans oublier le financement de performants outils de production, une dizaine de groupes champenois ont acquis des positions mondiales dominantes. Le groupe LVMH domine le marché avec Moët & Chandon (32 millions de bouteilles) et Veuve Clicquot (16 millions de bouteilles), les deux champagnes les plus vendus au monde.
Vu de loin, et surtout à travers le prisme de la jalousie face à cette réussite commerciale, se colportent pas mal de contrevérités sur le vignoble champenois. A commencer par cette confortable opposition entre vignerons et négociants : gentils vignerons respectueux de la nature et des terroirs contre méchants négociants productivistes pollueurs. Vous connaissez l’affiche. Subtil comme un scénario de film d’espionnage hollywoodien sous le maccarthysme. Si l’on observe de plus près les galipes, la vérité donne à réfléchir. Les 33000 hectares du vignoble appartiennent en majorité aux 15000 vignerons. Parmi eux, combien ont arrêté le désherbage, se sont remis au labour, ont stoppé le recours systématique aux pesticides et aux engrais de synthèse ? Sans parler de se faire certifier en biologique. Un peu plus de 300 hectares de vignes en Champagne, soit moins de 1% de la surface viticole, sont certifiés bio. Certes, en dix ans, l’utilisation de produits phytosanitaires a
baissé de 35% en Champagne mais la Marne et l’Aube reviennent de tellement loin.
Et en face? Chez les fameux « négociants productivistes pollueurs » comment gère-t-on les grandes questions écologiques de la viticulture? Eh bien, de manière bien plus experte et rapide. A commencer par Moët, qui investit des sommes importantes pour s’équiper et revenir au travail des sols sur plus de 1200 hectares. La « grande maison », comme on l’appelle en bord de Marne, est aujourd’hui plus en pointe dans l’approche environnementale de ses vignes que la grande majorité des vignerons. Les expériences sur la voie de la viticulture biologique et biodynamique se multiplient dans d’autres grandes maisons de référence. Sur leurs propres vignobles, Taittinger, Bollinger, Duval-Leroy, Philipponnat et Bruno Paillard étudient les alternatives pour demain. Sans demander (encore) de certification. Même Canard-Duchêne, marque qui s’est perdue un temps dans le discount, décline huit hectares de vignobles certifiés AB. La maison mère, Thiénot BordeauxChampagnes, a lancé en 2016 une cuvée bio extrabrut qui porte le nom de Parcelle 181. Les ficelles du « greenwashing » sont un peu grosses, diront les plus sceptiques. Pas certain. Les enjeux écologiques autour de cette boisson d’exception sont devenus une préoccupation centrale dans les maisons sérieuses. Comment continuer à justifier la place supérieure du champagne dans la famille des effervescents mondiaux sans garantir la traçabilité d’un raisin sain? Dans leur communication, les plus fameuses marques ne feront peut-être jamais référence à une certification biologique ou biodynamique, mais elles doivent clairement s’affranchir de l’image peu reluisante d’un vignoble champenois majoritairement désherbé, sous perfusion d’engrais et gavé de toute l’armada des produits chimiques correctifs.
Comme dans toute évolution, il y a les aussi les devanciers. Parmi les très grandes marques, une, particulièrement, a fait des efforts considérables dans la transformation de son vignoble vers le bio et la biodynamie : la maison Louis Roederer. Le grand public s’est arrêté sur l’image bling-bling de la cuvée de prestige Cristal, que les rappeurs américains exhibaient comme trophée de leur réussite au début des années 2000. Cette page est tournée et Roederer est aujourd’hui un laboratoire écologique de pointe en Champagne.
Pour Jean-Baptiste Lecaillon, chef de cave de la maison depuis 1999 et, cas rare, également à la direction du vignoble, « l’oenologie est importante, mais la viticulture reste primordiale. En voyageant, c’est vrai que j’ai été impressionné par l’image iconique du flacon Cristal mais pas par la viticulture, et cette grande icône du vin mérite de réfléchir sur l’idée de faire de grandes choses. »
Sur près de 240 hectares du vignoble Roederer, 75 hectares sont cultivés en biodynamie, ce qui en fait le plus grand domaine en biodynamie de Champagne. De quoi faire rêver bien des concurrents. « Quand on possède un produit qui devient une icône, nous devons garder la maîtrise de son image. Or la mondialisation fait qu’il est impossible de contrôler cette image. En revanche, nous pouvons nous exprimer sur notre façon de penser. Aujourd’hui, je pense que nous avons remis en selle nos produits et notre culture maison en affirmant nos valeurs : la famille, l’histoire française, le travail assidu dans les vignes et les chais », déclarait JeanBaptiste Lecaillon après avoir reçu le trophée de « la Revue du vin de France ». Cette philosophie se concrétise par le labour des terres, l’arrêt des herbicides. « Il faut recentrer Cristal sur son domaine maison avec une constante de lieu, de climat, et réaliser un travail orienté sur le bio. Ce que j’espère pouvoir faire complètement pour la vinification d’une cuvée Cristal en 2020 », explique-t-il au journal « l’Union ». Quant aux batailles de clochers entre les bios certifiés ou non certifiés, la réponse tombe : « Je préfère la notion de viticulture écologique et responsable qui permet de sortir du débat, parfois un peu obscur et inutile, entre bio et non bio. » La démarche de la maison Roederer n’a rien de farfelu, elle est menée scientifiquement par une équipe d’agronomes et d’oenologues qui ont oublié leurs oeillères sur le chemin des vignes.