L'Obs

AFFAMÉE, L’ALLEMAGNE LANCE SES SOUS-MARINS

Pour contrer le blocus anglais, Guillaume II autorise la “guerre sous-marine à outrance”. Censée anéantir Londres en six mois, elle déclenche l’entrée des Etats-Unis dans le conflit

- Par RÉMI NOYON

I l suffira de cinq mois. Six tout au plus. Les statistiqu­es du haut commandeme­nt allemand sont éloquentes. La Grande-Bretagne n’a presque plus de stocks de céréales. En rallumant la guerre sous-marine, en agissant avant l’été, avant la moisson, en coulant 600000tonn­eaux de navires marchands par mois, on étranglera les Anglais comme ils étranglent le Reich avec leur blocus. Les Etats-Unis, encore neutres en ce début d’année 1917, mettront des mois à intervenir. Ils sont à peu près dépourvus d’armée ! « Une prompte et énergique action sur mer constitue le seul moyen d’amener la guerre à une fin rapide », martèle le chef de l’état-major germanique, Hindenburg. Et l’amiral Holtzendor­ff de renchérir : « Cela mérite que l’on coure le risque même de rompre avec l’Amérique. »

Las, le Kaiser hésite. Guillaume II a en tête le torpillage du paquebot « Lusitania ». Après la mort de 128 citoyens américains et les protestati­ons du président Wilson, l’Allemagne a décidé, quelques mois auparavant, de suspendre la guerre sous-marine au commerce. Et l’empereur est sensible aux avertissem­ents de ceux qui craignent l’arrivée des « “sportsmen” américains bien entraînés » sur le sol européen. Mais le 9 janvier, lors d’une conférence à Pless, en Silésie, il se range aux arguments des militaires. Voici les sous-marins, les redoutable­s U-Boote, qui s’élancent dans les eaux froides de la mer du Nord, gagnent les côtes anglaises et torpillent tous les bateaux se dirigeant vers les ports britanniqu­es. Tous. Même les

navires commerciau­x des pays neutres, au premier rang desquels se trouvent donc les Etats-Unis.

Si Guillaume II relance la guerre sous-marine, c’est que l’époque a changé. Le resserreme­nt du blocus britanniqu­e, les mauvaises récoltes, les manquement­s de l’administra­tion mènent le pays au bord de la famine. La fin de l’année 1916 est pour les Allemands « l’hiver des rutabagas » (ou des « navets », cela dépend des traduction­s). Le légume est mangé en soupe, en soufflé, en pudding et même en côtelette… Toutes sortes de succédanés (les ersatz) remplacent les produits de consommati­on courante. On fait du tissu avec des orties, du café avec des glands, du pain avec des patates. Si bien que le vénérable « Times » en vient à écrire, faussement, que les Allemands cuisent leurs morts pour fabriquer du savon. « Danser la polonaise » devant les épiceries, en référence à cette danse qui se pratiquait en file indienne, devient le quotidien des citadins. Pour ceux qui ne peuvent profiter du marché noir, il reste le chapardage.

« L’historiogr­aphie de la guerre, du moins hors d’Allemagne, a souvent négligé les conditions de vie, aux limites du supportabl­e, qu’a connues la population civile allemande à partir de 1917 », écrit l’historien français JeanJacque­s Becker. Qui sait, en effet, qu’entre 500000 et 1 million de personnes sont mortes de sous-alimentati­on entre 1914 et 1919? Inspectant des files d’attente devant des magasins berlinois, un journalist­e décrit alors « des jeunes femmes et des enfants dont la peau exsangue s’était rétrécie sur les os ». Un pacifiste français confie que s’il était « allemand et affamé », il serait « presque sûrement partisan du torpillage à outrance ». Voilà un thème tout trouvé pour la propagande du Reich: l’Angleterre fait la guerre aux femmes et aux enfants! Des commerçant­s tamponnent « Que Dieu punisse l’Angleterre » sur leurs enveloppes, racontera même l’écrivain autrichien Stefan Zweig.

Profitant de ce climat propice, Hindenburg et son aide de camp Ludendorff resserrent leur mainmise sur le pays au détriment du gouverneme­nt civil. Les premiers mois, leur stratégie fonctionne à merveille. Au printemps, le trafic des ports britanniqu­es a diminué de trois quarts. Les U-Boote ne laissent derrière eux que des gargouilli­s et quelques canots de sauvetage. Très vite, cependant, les Anglais trouvent la parade. Surmontant les réticences de l’Amirauté qui juge ce rôle peu digne de la Grand Fleet, le gouverneme­nt de Lloyd George organise des convois protégés par des bâtiments militaires. De « chasseurs », les sous-marins deviennent « chassés ». Onze d’entre eux sont coulés dans le seul mois de septembre.

Sans surprise, Washington est sorti de sa neutralité et, en avril, a déclaré la guerre à l’Allemagne (voir p. 92). Il y a eu le torpillage des navires américains, bien sûr. Mais les Allemands ont commis un autre impair en tentant de monter le Mexique contre les Etats-Unis. Intercepté­e par les Britanniqu­es, cette propositio­n d’alliance décide enfin le président Wilson. Un « abattement qui n’avait jamais été aussi fort », comme l’écrit le chancelier Bethmann-Hollweg, s’empare alors de l’Allemagne. Les grèves se multiplien­t. On s’étrangle lorsque le général Groener traite les grévistes de « Hundsfott » (« salauds »). On se plaint du boulanger si l’on est bourgeois, du bourgeois si l’on est ouvrier, du gouverneme­nt si l’on est boulanger. A l’automne, le noir pressentim­ent de Freud semble se réaliser: « Si septembre n’a pas démontré l’efficacité des sous-marins comme arme de destructio­n, l’Allemagne se réveillera d’une illusion et ce réveil aura de terribles conséquenc­es. »

Le « Burgfriede­n » (littéralem­ent la « paix au château »), comme on appelle l’« union sacrée » de ce côté du Rhin, a vécu. Désormais, deux tendances se font face au Reichstag et s’invectiven­t, même si cela est vain. Le Parlement n’a guère de pouvoir face aux militaires. D’un côté, les annexionni­stes, qui ne veulent pas d’une paix blanche sans gains territoria­ux. De l’autre, une coalition des progressis­tes, des sociaux-démocrates, et de l’aile gauche du Zentrum, qui vote en juillet une motion de paix « sans annexion ni indemnité ». Une trahison pour la droite qui mène campagne pour une paix « victorieus­e ». Malgré les grèves et les mécontente­ments, il semble bien qu’une grande partie de l’opinion allemande reste acquise à Hindenburg. Depuis 1915, sa statue (de 12 mètres de hauteur) trône à Berlin. Moyennant quelques sous, les Allemands peuvent y enfoncer des clous afin de financer l’effort de guerre. C’est un immense succès.

L’état-major du Reich ne se résigne donc pas. Pourquoi le ferait-il? Même après l’armistice, Ludendorff ne reconnaîtr­a pas l’échec de sa stratégie, préférant donner corps à la théorie du « coup de poignard dans le dos » et au mythe d’une trahison de l’arrière. Pour le moment, l’Allemagne joue sa dernière carte : le front de l’Est. En avril, elle autorise Lénine à traverser le pays dans un wagon « plombé ». En novembre, les bolcheviks s’emparent du pouvoir et adoptent le « décret sur la paix » qui conduira, en quelques mois, à l’armistice puis au traité de Brest-Litovsk. L’année 1917 se termine donc pour les Allemands par cette « divine surprise ». Enfin, ils vont pouvoir rapatrier leurs troupes sur un seul front. Seuls les esprits les plus clairvoyan­ts sentent qu’il est déjà trop tard.

La famine provoque des émeutes en Allemagne. Ici, des devantures brisées à Berlin.

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