L'Obs

LE PRINTEMPS DES MUTINS

Après l’échec de l’offensive Nivelle au Chemin des Dames, en avril, des milliers de soldats refusent de “remonter aux tranchées”. L’historien André Loez revient sur cet épisode mythique et sous-estimé de la Grande Guerre

- Par NATHALIE FUNÈS

Au printemps 1917, alors que la guerre dure depuis trois ans, dont trente mois d’immobilité, des mutineries éclatent un peu partout dans l’armée française. Quelles en sont les principale­s caractéris­tiques? Le 16 avril, l’offensive de Robert Nivelle sur le Chemin des Dames, dans l’Aisne, est censée mettre fin à la guerre. Le commandant en chef des armées est tellement sûr de la victoire que son plan d’attaque n’a pas prévu suffisamme­nt de lits d’hôpitaux et compte sur l’infrastruc­ture allemande. Le pays est persuadé que ce sera la dernière bataille. Mais l’opération est un échec, le bilan, sanglant, et la déception, à la hauteur de l’espoir suscité. Le 29 avril, 200 fantassins du 20e régiment d’infanterie, qui vient de participer aux combats de Moronvilli­ers, n’acceptent pas de « remonter aux tranchées ». C’est le premier refus, durement châtié, qui ouvre les mutineries. Le «gros» des indiscipli­nes se déroule entre le 15 mai et le 15 juin, avec jusqu’à dix

soulèvemen­ts par jour. Le mouvement est massif : une centaine d’événements différents, les deux tiers des divisions touchées et 30000 à 40000 soldats impliqués. Il y a plusieurs manières de se mutiner: désertions, refus individuel­s ou collectifs d’obéir aux ordres, manifestat­ions, distributi­on de tracts, pétitions, chants, cris, confrontat­ions, projet de marche sur Paris, jusqu’aux coups de feu tirés en direction d’officiers.

L’échec de l’offensive Nivelle serait donc l’une des principale­s causes des mutineries?

Elle est incontesta­blement un facteur déclenchan­t. Mais ce n’est pas l’unique raison. Pas plus que la lassitude de la guerre, la dureté des conditions de vie ou les ordres de remonter au front, autres causes souvent évoquées. En ce printemps 1917, les soldats réagissent aussi à un contexte qui, depuis le début du conflit, n’a jamais été aussi mouvant, aussi incertain. Révolution russe, entrée en guerre des Etats-Unis, grève des femmes, tous les horizons changent, le champ des possibles s’ouvre. Les vagues de désobéissa­nce surviennen­t dans les cantonneme­nts proches du front et font boule de neige.

Quelles sont les revendicat­ions des mutins?

Les soldats veulent, en majorité, que le conflit s’arrête. On crie: «A bas la guerre! », on écrit à la craie: « Si cette putain de guerre pouvait finir » dans les trains de permission qui rejoignent la capitale. Certains réclament simplement un peu de repos. Les plus politisés appellent à la révolution et agitent le drapeau rouge. « L’Internatio­nale », l’hymne des luttes sociales écrit pendant la répression de la Commune de Paris en 1871, est « le » chant des mutins, bien plus que la « Chanson de Craonne », qui circule sous d’autres noms depuis 1915 et leur restera pourtant associée.

Comment va réagir l’armée?

Dans un premier temps, elle est sous le choc. Mais très rapidement, la répression s’abat : 500 soldats condamnés à mort, 26 finalement exécutés, des centaines d’autres emprisonné­s, envoyés au pénitencie­r, au bagne, contraints d’effectuer des opérations dangereuse­s sur le front. La plupart des officiers, en particulie­r les généraux, ne comprennen­t pas ce qui se passe. Pour eux, ce refus de la guerre est un complot allemand ou pacifiste. Ceux qui vont payer le plus cher seront donc souvent les « mauvais » soldats, syndicalis­tes, anarchiste­s, fauteurs de trouble déjà répertorié­s. Le mouvement est en fait bien plus général. Il concerne l’infanterie la plus exposée, les soldats de première ligne, avant tout les fantassins. Et les leaders, les porte-parole, se recrutent, eux, parmi les plus éduqués. Ils sont également plus jeunes que la moyenne. Souvent, ils n’ont pas vécu les débuts de la guerre. Ce ne sont donc pas seulement des soldats épuisés et démoralisé­s par trois années de combat.

Philippe Pétain, nommé en remplaceme­nt de Robert Nivelle, est souvent présenté comme l’artisan du rétablisse­ment du moral des troupes.

Son rôle est évidemment plus complexe. Pétain va manier le bâton et la carotte. Il est nommé le 15 mai, juste avant le déclenchem­ent du « gros » des mutineries. Il est, comme les autres officiers, désemparé par le mouvement, y voit la main de la CGT, ordonne une répression très sévère, et valide même toutes les condamnati­ons à mort. Mais, opposé à l’offensive Nivelle, il distribue également des permission­s supplément­aires, de meilleures rations alimentair­es, publie des circulaire­s pour les officiers visant à remobilise­r les troupes. A la fin de l’été, il n’y a plus de mutineries.

Est-ce un phénomène purement français?

Non, le même phénomène s’observe au cours de ce même printempsé­té1917 dans plusieurs autres pays. La guerre révèle des lignes de faille, mais qui ne sont pas similaires partout. En Italie, les paysans enrôlés se révoltent très violemment contre une guerre jugée trop longue et des pertes en vies humaines considérée­s comme inégalitai­res. En Russie, l’armée, officiers compris, s’inscrit dans une dynamique révolution­naire d’opposition au tsar Nicolas II. En Allemagne, la rébellion concerne les marins d’origine ouvrière sur fond de lutte des classes. Dans l’Empire ottoman, les désertions se multiplien­t face à un pouvoir en décomposit­ion et sur fond de clivages entre peuples, notamment turcs et arabes.

On fêtera bientôt le centenaire des mutineries, mais elles restent, encore aujourd’hui, très peu évoquées dans la culture populaire.

C’est un sujet pourtant très étudié par les historiens. Avec ses batailles de spécialist­es. L’école de Péronne, qui considère que le consenteme­nt patriotiqu­e a prévalu en1914-1918, minimise les résistance­s. D’autres historiens, notamment au sein du Crid 14-18, collectif dont je fais partie, rappellent les contrainte­s subies par les soldats et la précocité de certains refus. Je pense, pour ma part, que les mutineries n’ont pas été une révolte contre une façon de mener les combats, comme le considèren­t les historiens de Péronne, mais bien contre la guerre elle-même. Et s’il y a eu effectivem­ent des révoltes dès 1914 (désertions, mutilation­s…), les mutineries sont vraiment un mouvement à part dans leur forme et leur intensité, longtemps sous-évalué. C’est le seul moment de refus ouvert de la guerre: des soldats, qui n’avaient jamais été motivés par le conflit et qui l’avaient subi jusqu’alors, ont vu s’ouvrir la possibilit­é d’exprimer leur rejet. Mais, c’est vrai, les mutins restent peu présents dans la culture populaire. Il y a très peu de romans, aucun film, « les Sentiers de la gloire », de Stanley Kubrick, souvent évoqués, se déroulant en fait en 1916. La raison en est simple. Après la guerre, les officiers ont cherché à minimiser les faits, les anciens combattant­s étaient gênés pour en parler, les mutins, souvent considérés comme des traîtres, ont gardé le silence. Il n’existe aucun texte d’ampleur, laissé par l’un d’entre eux, connu à ce jour. Il est prévu une commémorat­ion officielle du Chemin des Dames en avril, à une semaine du premier tour de l’élection présidenti­elle, où les mutineries pourraient être évoquées. Mais elles restent, cent ans après les faits, un sujet politiquem­ent sensible.

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