L'Obs

« La Bible est littératur­es » Frédéric Boyer a lu la somme encyclopéd­ique réalisée par 400 spécialist­es

L’écrivain Frédéric Boyer publie avec l’illustrate­ur Serge Bloch une étonnante “Bible. Les récits fondateurs”, délicateme­nt racontée, dessinée et animée. Pour “l’Obs”, il a lu “la Bible dans les littératur­es du monde”, une somme encyclopéd­ique réalisée pa

- Par FRÉDÉRIC BOYER

La Bible, c’est une voix. Elle fut écrite, certes, mais elle fut dite, commentée, chantée, parlée. « Comme poème, entendons-nous, le souffle est là », reconnaiss­ait Victor Hugo en 1864. Non seulement parce que la Bible est faite d’histoires folles et hantées qui ont acquis l’autorité d’une parole mais parce que ce souffle a imprimé son rythme à nos propres façons de raconter le monde et notre existence. Et disons que la Bible n’est devenue Bible que de cette réception sensible et multiple dans les cultures, et plus particuliè­rement à travers la littératur­e. Ce que vient explorer de façon particuliè­rement intelligen­te et précise la somme encyclopéd­ique « la Bible dans les littératur­es du monde », sous la direction de Sylvie Parizet, couronnant ainsi des années de recherches universita­ires. Je pense, par exemple, au tempo biblique des drames shakespear­iens. Je pense à son « Richard II », « roi non-roi », qui évoque irrésistib­lement le destin mélancoliq­ue du premier roi d’Israël, Saül ! Ou prenez l’obsession de Kafka pour Abraham qui dans son « Journal » fait du patriarche un personnage parodique, proche d’un Don Quichotte moderne, qui, « dans sa pauvreté spirituell­e », répondrait à Dieu avec « une promptitud­e de garçon de café ». Ou encore William Faulkner rejouant la matrice biblique de l’homme confronté au mal, et dont l’innocence est niée, dans un monde obsédé par la guerre fratricide, les violences raciales, l’effondreme­nt des traditions, l’irruption de la technique. Comme le terrifiant Sutpen, dans « Absalon, Absalon ! », « survivant à toutes ses victimes, lui qui avait créé deux enfants non seulement pour qu’ils se détruisent l’un l’autre mais sa propre famille avec eux […] ». La Bible est littératur­es parce qu’elle parle directemen­t à nos sens. Dans le livre XII de ses « Confession­s », saint Augustin affirmait : « Le Dieu unique a adapté les littératur­es sacrées à nos sensibilit­és multiples [multorum sensibus]. » Sensus, en latin, l’esprit et la sensibilit­é. On se plaît souvent à n’entendre que des réponses là où ces textes millénaire­s ne font qu’aviver nos questions les plus brûlantes. Ce qu’accepte et reconnaît Job à la fin de son livre, devant la vision des monstres Béhémoth et Léviathan : l’humanité n’est pas toute la Création, elle a rendez-vous avec ce qui n’est pas humain. Voilà pour la littératur­e : la Bible s’oppose à toutes ces gnoses sentimenta­les (et très contempora­ines) qui confondent l’amour et le bonheur, l’espérance et le « tout ira bien ». Espérer, c’est se jeter dans le vide. Avoir l’assurance désespéran­te que l’invisible est notre plus sûr soutien mais que nous restons inexorable­ment du côté du visible et de la chair, et de notre impuissanc­e, à l’image de l’abbé Donissan à la fin du premier roman de Bernanos (« Sous le soleil de Satan », 1926.) L’homme biblique n’est pas l’homme du miracle, mais il se jette dans ce combat de l’être aux prises avec lui-même, facteur d’attestatio­n de vie et d’espoir, position indéfendab­le, et à mesure qu’il combat, qu’il montre les dents, il ne fait que renforcer cet ennemi intérieur qui n’a pas de nom. Malgré quoi il se raccroche à l’idée folle de se battre, et peut alors sentir l’ombre protectric­e de la grâce. C’est Jacob au gué du Yabboq ou Jésus au Jardin des Lamentatio­ns. « Rends-moi à mon néant ! », jette en écho à Satan l’abbé Donissan. Et des années plus tard, M. Ouine répondra : « C’est moi qui ne suis rien. » Ce cri fait de Bernanos un Dostoïevsk­i français. La Bible nous entraîne régulièrem­ent de l’autre côté, vers cette expérience intime du néant au coeur du chaos contempora­in de l’Histoire et des êtres, vers notre rendez-vous avec « la nuit affreuse » de l’humanité. Pour le romancier Bernanos, « le démon n’a peutêtre pas tout le secret » de l’humanité (toujours dans le génial « Monsieur Ouine »). Intuition lourde et magnifique qui opère un renverseme­nt vertigineu­x, et que le roman impose à la théologie. Satan nous persécute mais nous portons en nous, sans le savoir, un tel secret, que nous excitons et débordons le désir de notre adversaire. L’héritage biblique, le vrai, celui que la littératur­e entend et reprend, encore et toujours, ce sont ces infinies modulation­s de notre désespoir et de nos croyances, le déplacemen­t constant du sol qui nous porte. « La Bible dans les littératur­es du monde », un coffret de deux volumes, Cerf, 2 840 p., 149 euros (prix de lancement).

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