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LA DERNIÈRE RUE DE PARIS. ENQUÊTE SUR LA RUE DES MARTYRS, PAR ELAINE SCIOLINO, TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR PHILIPPE THUREAU-DANGIN, EXILS, 240 P., 20 EUROS.
La légende prétend que, après avoir été décapité, le premier évêque de Lutèce, saint Denis, l’aurait gravie en tenant sa tête entre les mains. Aujourd’hui, la rue des Martyrs continue de monter lentement vers le ciel de Paris. Elle part d’ailleurs de l’église Notre-Damede-Lorette et s’arrête, essou ée, au pied de la basilique du Sacré-Coeur. Entre ces deux lieux de culte, et sur 885 mètres, le pèlerin moderne est encouragé à commettre, fors l’avarice, quelques péchés capitaux : la gourmandise dans douze pâtisseries et trente-deux bistrots, l’envie dans vingt-cinq boutiques de vêtements, la paresse dans neuf salons de beauté, et la luxure chez l’immarcescible Michou et son escouade de travestis. Cette rue des plaisirs, qui fait le lien entre les financiers des Grands Boulevards et les noctambules de Montmartre et qui est tronçonnée à mi-course par le boulevard de Clichy, traverse deux arrondissements – les 9e et 18e – également gagnés par la gentrification, mais préservés, par miracle ?, de la déshumanisation ayant défiguré la plupart des anciens quartiers populaires. Cette rue, qui serait « la dernière » de Paris, Elaine Sciolino la compare à « une serre d’intimité », à « un petit village » qui résisterait à la mondialisation dont elle est pourtant, sur son passeport, une ambassadrice. Car Mrs Sciolino est une Américaine d’origine sicilienne. Ex-grand reporter au Moyen-Orient puis correspondante en France du « New York Times », elle a élu domicile rue Notre-Dame-deLorette, au pied des Martyrs. Et elle est tombée tellement amoureuse de cette rue montante et commerçante qu’elle a décidé de lui consacrer un livre, déjà paru aux Etats-Unis, et dont voici la traduction enthousiasmée. Car pour mener à bien son apologie de « The Only Street in Paris », Elaine Sciolino emprunte à l’histoire, à l’ethnologie, à l’investigation, sans oublier l’autofiction. Elle réveille les grands morts (Zola, Géricault, Ravel, Truffaut, ou son compatriote Thomas Je erson), fait raconter leur vie aux épiciers, poissonniers, libraires, à un rémouleur, une restauratrice de baromètres et à Michel Catty, alias Michou, photographie les façades intouchées, boit des vins bio à l’hôtel Amour et mange des tartes bio chez Rose Bakery, progressant au même rythme dans le passé et le présent. Elle finit par organiser un potluck (où chacun amène nourriture et boissons) dans un bar où elle convie ceux qu’elle appelle « les Martyriens » afin de « fêter notre rue que nous aimons tant ». Ce fut un succès. Et la meilleure conclusion pour ce livre érudit et allègre où une Américaine déclare sa flamme à la France, dont ce petit bout de Paris serait à la fois le symbole, la vitrine et le coeur toujours battant.