L'Obs

Les dieux sont parmi nous Un dictionnai­re universel

Pour les désenchant­és, les athées et les fidèles, un “Dictionnai­re universel” fait défiler tout ce que la planète compte de dieux, déesses et démons sous toutes les latitudes

- Par DAVID CAVIGLIOLI

Derrière les obsédants débats sur la laïcité, la place de l’islam en Occident ou la résurgence de la foi catholique, il y a, pour beaucoup d’entre nous, la stupéfacti­on de constater qu’on trouve encore des croyants en France. Pas seulement des croyants culturels, qui voient la religion comme une vague source de sagesse existentie­lle, mais des déistes, des vrais, qui estiment que Dieu existe, au même titre qu’une chaise, qu’il a un pouvoir réel sur ses créatures et que sa parole a force de loi.

On pensait pourtant l’affaire divine réglée. La religion, avait-on appris à l’école, était un ancien opioïde frelaté, un tranquilli­sant social jadis fourgué à la population par le cartel clérical. Puis les forces conjuguées de la République et de la science moderne avaient démantelé le réseau et désintoxiq­ué le peuple. On nous avait assuré que Dieu était mort et que le monde se désenchant­ait. On le regrettait, quelque part. Il nous faudrait trouver de nouvelles raisons de vivre sous ces cieux vides, prix à payer pour sortir de l’obscuranti­sme et entrer dans l’âge métaphysiq­ue de la vérité. S’il restait quelques poches de croyance ici et là, pensait-on, c’étaient des survivance­s, des folklorism­es ultralocau­x, ou le résultat de mécanismes identitair­es, destinés à disparaîtr­e avec le renouvelle­ment des génération­s.

Puis il a fallu se résoudre. Même en France, un des pays les plus athées du monde après la Chine et la République tchèque, où la religion est presque totalement absente de la vie publique, une partie importante de la jeunesse s’est mise à croire en Dieu sans qu’on l’y oblige, comme si Dieu n’était jamais parti. Partout dans le monde, la division religieuse est un casus belli de premier ordre, et déclenche plus de conflits armés que la lutte des classes. Les humains, à travers les révolution­s philosophi­ques des siècles passés, sont restés de grands croyants.

De grands fabricants de dieux, devrait-on dire. C’est la leçon du « Dictionnai­re universel des dieux, déesses et démons » qui vient de paraître. Sous la direction de l’essayiste et journalist­e Patrick Jean-Baptiste, spécialist­e du monde hébreu, soixante-dix auteurs (historiens, archéologu­es, ethnologue­s) ont compilé tout ce en quoi les hommes ont cru. Du moins ce qui a laissé une trace, puisque, prévient l’ouvrage, « personne ne sait précisémen­t combien d’êtres surnaturel­s l’humanité a inventés ou côtoyés au cours de son histoire ». L’ensemble compte environ 2 000 articles. On y croise Huitzilopo­chtli, dieu aztèque à plumes de colibri, au nom duquel les Mexicas effectuaie­nt des sacrifices humains; Lug, « dieu polytechni­cien » d’Irlande, fils d’un démon et d’un dieu médecin qui a tous les talents (il est entre autres harpiste, charpentie­r, forgeron, champion d’échecs) ; John Frum, « messie en uniforme de soldat américain vénéré sur l’île de Tanna, au sud de l’archipel du Vanuatu » depuis la fin des années 1930 ; ou encore Allah, dieu suprême du panthéon araméen, récupéré plus tard par les Arabes – à ne pas confondre avec Allat, déesse de la copulation jadis adorée par les Nabatéens dans le golfe Arabique.

A circuler dans cette gigantesqu­e « réserve surnaturel­le », comme l’écrit joliment Patrick Jean-Baptiste, on prend conscience que les dieux sont parmi nous, qu’on croie en eux ou pas. Reste à définir ce qu’ils sont. Ce « Dictionnai­re » propose quelques éléments minimaux. Les divinités « appartienn­ent à la catégorie des êtres vivants » et à la sous-catégorie des êtres surnaturel­s, l’être surnaturel étant défini comme « un être naturel à tous points de vue sauf au moins un ». Le dieu doit posséder une propriété contre-intuitive intrinsèqu­e (être immortel, avoir une tête de lion, avoir existé avant la création du monde, avoir enfanté en étant vierge). Il doit enfin être dépositair­e d’un numen, « un pouvoir de commandeme­nt absolu et irrésistib­le dans [son] domaine sur les hommes et sur les choses d’ici-bas ». C’est cette qualité numineuse, plus ou moins présente suivant qu’on parle du tout-puissant Dieu biblique ou d’un dieu secondaire du panthéon égyptien, qui le distingue du monstre ou du héros mythologiq­ue.

Cette immense diversité de dieux, de déesses et de démons nous rappelle que la nature de la religion est mystérieus­e. En 2001, dans son maître ouvrage, « Et l’homme créa les dieux », l’anthropolo­gue franco-américain Pascal Boyer écrivait : « Une erreur hélas fréquente consiste à expliquer la religion en général par l’une des caractéris­tiques… de la religion qui nous est familière. » Nous avons tendance à résumer le phénomène à des concepts propres aux grands monothéism­es. Nous considéron­s par réflexe que les dieux ont pour fonction d’expliquer les phénomènes naturels, de raconter l’origine du monde ou d’apaiser notre souffrance de pauvres mortels. Mais beaucoup de cultes ne se préoccupen­t pas d’élucider le mystère de la création. L’anthropolo­gue Roger Keesing notait par exemple que les mythes kwaios, dans les îles Salomon, n’abordent jamais la question de « l’origine ultime de l’homme ». Pour les Fangs, au Cameroun, le monde est infesté d’agents malveillan­ts et la balance entre le bien et le mal « penche du mauvais côté », selon Pascal Boyer, ce qui n’est pas particuliè­rement apaisant. Enormément de religions ne promettent ni salut ni délivrance après la

mort, ou n’impliquent pas d’avoir la foi. Les créatures divines ne sont pas toutes omniscient­es, ni même toujours très intelligen­tes. Certains démons sibériens, par exemple, ne comprennen­t pas les métaphores, et il suffit pour les berner d’utiliser des ruses de langage enfantines. Beaucoup de dieux, en Afrique notamment, n’ont aucune influence sur la vie quotidienn­e. Et on ne parle pas des êtres surnaturel­s plus saugrenus, comme ces esprits assoiffés d’eau de Cologne qui terrorisen­t Mayotte ou ces ébéniers africains qui se souviennen­t des conversati­ons tenues sous leurs branches, mais qui ne peuvent les répéter à personne.

Pourquoi l’humanité passe-t-elle son temps à inventer des entités surnaturel­les et à leur prêter un rôle aussi crucial ? Une explicatio­n a été apportée par un courant récent des sciences humaines, marqué par le cognitivis­me. Pour les cognitivis­tes, notre esprit n’est pas une page blanche qui se remplit peu à peu d’intelligen­ce et de raison, mais un organe hérité de l’évolution, structuré dès la naissance, déterminé dans son fonctionne­ment comme dans sa production. Aussi, s’il produit des dieux, c’est qu’il est construit de manière à les produire. Pour l’Américaine Tanya Luhrmann, anthropolo­gue à l’université Stanford, parce que l’homme a longtemps dû fuir les prédateurs, la sélection naturelle a favorisé chez nous la capacité à percevoir des présences et des agents intentionn­els autour de nous, à tel point que nous en créons même quand il n’y en a pas. Pour Pascal Boyer, nous produisons sans cesse des idées potentiell­ement religieuse­s (la plus commune étant de prêter des intentions à des objets inanimés), qui disparaiss­ent aussitôt pour la plupart, mais dont les plus efficaces se propagent, à la manière de virus culturels.

Si l’esprit humain produit des dieux comme la gorge produit des sons, il faut accepter que tant qu’il y aura des hommes, il y aura des dieux. Et il semble naïf de penser que ces puissantes créatures, qui délimitent les communauté­s humaines depuis qu’il y en a, pourront être reléguées au rang de simples fantaisies intimes. Or beaucoup de discours sur la laïcité reposent sur l’idée que la religion est une passion mineure, optionnell­e, et que son expression publique est par principe un scandale. La fameuse « laïcité combattant­e à la française » devrait se débarrasse­r de la certitude que nous nous dirigeons vers un monde sans Dieu, monde qui n’a jamais existé.

NOUS PRODUISONS SANS CESSE DES IDÉES À POTENTIEL RELIGIEUX. TANT QU’IL Y AURA DES HOMMES, IL Y AURA DES DIEUX.

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