L'Obs

Dans la tête de “Monsieur Tak”

Le 7 décembre, l’homme d’affaires Ziad Takieddine a déclaré à un juge avoir remis des valises de billets à Nicolas Sarkozy entre fin 2006 et début 2007. “Bouffon mythomane” ou témoin clé? “Monsieur Tak”est-il vraiment crédible?

- Par VIOLETTE LAZARD

Ce matin-là, Ziad Takieddine reçoit dans sa cuisine. Deux grandes pièces en enfilade, des murs en petites briques rouges décorés de faïences et de vieux ustensiles en fonte. Une imposante table en bois est un des seuls meubles qu’il reste dans l’hôtel particulie­r de l’avenue Georges-Mandel (Paris-16e), vidé au fur et à mesure des saisies judiciaire­s qui ont visé le maître des lieux. La cuisine, quand l’opulence régnait encore, était un espace réservé aux domestique­s. Aujourd’hui, c’est l’une des rares pièces chauffées des 700 mètres carrés de la maison. Désormais privé de personnel, Ziad Takieddine est aux fourneaux. Il se prépare un thé, nous propose du café soluble. Il est même allé acheter des croissants. Il est de très bonne humeur. Pourtant, la veille, le mercredi 7 décembre, il a été mis en examen. Les chefs de poursuite sont sévères: « complicité de corruption et de trafic d’influence commis par des personnes exerçant une fonction publique » et « complicité de détourneme­nt de fonds publics libyens ». Certes, il aurait préféré bénéficier du statut de témoin assisté, lui, le dénonciate­ur. Mais qu’importe, la jubilation qu’il éprouve devant la chute de la « sarkozie », comme il dit, compense ce désagrémen­t. Au juge, l’homme d’affaires sulfureux, longtemps courroie de transmissi­on entre l’ancien président et le régime libyen de Kadhafi, a répété ce qu’il avait confié au site Mediapart le 15 novembre dernier : il a bien remis 5 millions d’euros en liquide à Claude Guéant et à Nicolas Sarkozy. Il a directemen­t livré ces valises de cash, données par l’ancien patron des services de renseignem­ent libyens, place Beauvau, au ministère de l’Intérieur, à la fin de l’année 2006 puis début 2007. A quoi a servi cet argent? Takieddine n’est pas catégoriqu­e. Il laisse entendre qu’il aurait pu servir à financer la campagne présidenti­elle de 2007. Une accusation grave, qu’il n’étaye d’aucune preuve. Peu importe: médiatique­ment, le mal est fait. L’éliminatio­n de l’ancien président de la République au premier tour de la primaire de la droite est devenue, dans son esprit, sa victoire personnell­e. Takieddine jubile: « Ma plus grande fierté, c’est d’avoir tué Nicolas Sarkozy. » Il poursuit : « Là où l’affaire Bettencour­t a échoué, moi j’ai gagné, j’ai réussi. Je suis un homme heureux. Je suis sur le point de débarrasse­r la France de tous ces mafieux. »

FINANCEMEN­T LIBYEN

Que vaut aujourd’hui la parole de l’homme d’affaires, que l’on croyait définitive­ment démonétisé­e après des années de déclaratio­ns le plus souvent impossible­s à vérifier ? Les juges d’instructio­n – notamment Serge Tournaire, spécialist­e reconnu des dossiers de corruption– en charge de mener les investigat­ions sur les soupçons de financemen­t libyen de la campagne de Sarkozy ont en tout cas décidé de le croire. Ses déclaratio­ns pourraient même déboucher prochainem­ent sur les auditions de l’ex-président et de Claude Guéant. « Si Takieddine a été mis en examen pour complicité, il faut bien rechercher maintenant le ou les auteurs principaux », glisse une source judiciaire. La justice se sert-elle de la parole de l’homme d’affaires, en choisissan­t, à dessein, de faire fi du brouillard de doutes qui l’entoure ? « Monsieur Tak », comme finissent par le surnommer ceux qui le côtoient, serait-il au contraire devenu un lanceur d’alerte? Il fascine toujours. Mais se plonger dans le cerveau de Ziad Takieddine, c’est accepter d’en ressortir sans aucune certitude.

L’homme n’aurait jamais dû être connu, en dehors des petits salons feutrés où se négocient les gros contrats de la République. Comme souvent, le personnage est né pour le grand public au moment de sa chute, en 2011. L’intermédia­ire influent, longtemps proche des réseaux balladurie­ns puis

sarkozyste­s, est alors en pleine procédure de divorce, et celle-ci est houleuse. Sa femme, Nicola Johnson, l’a quitté, et il refuse de payer la pension. Toutes ses archives personnell­es et profession­nelles, conservées dans son ordinateur et dans le coffre de son hôtel particulie­r, se retrouvent alors sur le bureau du juge Renaud Van Ruymbeke, en charge d’enquêter sur l’affaire dite « Karachi »… Il est déjà question dans ce dossier judiciaire de valises de billets, que Takieddine aurait cette fois convoyées pour «aider» à la campagne d’Edouard Balladur de 1995. Les documents remis au juge l’accablent. Les mises en examen s’enchaînent, les grands crus de la cave de l’avenue Georges-Mandel sont vendus aux enchères, le yacht de l’homme d’affaires est saisi, tout comme ses villas à Antibes.

« Au cours de cette période, Takieddine a perdu les pédales, confie un de ses anciens avocats. Personne ne sort indemne d’un tel traitement judiciaire. » Takieddine le puissant, habitué des tables étoilées de Paris et des salons des grands hôtels, l’homme qui malgré sa fortune estimée à 100 millions d’euros n’avait jamais payé d’impôts en France, devient Takieddine le pestiféré. Il n’y a plus guère que les journalist­es qui l’invitent pour écouter sa faconde inimitable. « Je ne suis pas un marchand d’armes. Je n’ai jamais tué personne. Quand je vois une fourmi, je la mets dehors pour ne pas l’écraser. Voilà jusqu’où va mon crime!» confie-t-il en 2011 à « Paris Match ». Son visage sévère inonde alors les journaux. L’homme d’affaires ne comprend pas que le temps de la splendeur est terminé.

Jusque-là, il n’avait connu que des succès. « J’ai toujours eu beaucoup de chance dans ma vie, j’ai fait les bonnes rencontres, aux bons moments », confirme-t-il aujourd’hui. Ziad Takieddine est né il y a soixante-six ans au Liban, au sud-est de Beyrouth, dans un village druze de montagne. Sa famille est influente, son père, diplomate. Après des études de commerce, il débute dans une agence de publicité, avant de quitter le Liban, en guerre, en 1979, pour rejoindre la France. Il maîtrise déjà l’art de rebondir. Il rencontre un riche homme d’affaires qui lui confie les rênes d’Isola 2000, station de ski huppée au-dessus de Nice où se croise tout le gotha des affaires et de la politique. Il sait que son carnet d’adresses fera sa force: actrices, businessme­n, journalist­es, élus… Il dîne, invite, rencontre, empoche des contrats. Et se lie notamment avec le député du Var François Léotard… qui deviendra ministre de la Défense du gouverneme­nt Balladur en 1993. L’année suivante, quittant les montagnes niçoises, il sera parachuté négociateu­r sur deux gros contrats d’armement : la vente de sous-marins au Pakistan et de frégates à l’Arabie saoudite. Deux marchés au coeur du dossier Karachi. Au début des années 2000, en jouant les intermédia­ires sur plusieurs contrats, il contribue au réchauffem­ent des relations entre la France et la Libye du colonel Kadhafi.

Takieddine est alors l’intermédia­ire occulte le plus courtisé de la République. L’été, il invite ses nouveaux amis au cap d’Antibes. Qui a oublié les photos de Jean-François Copé barbotant dans une piscine bleu turquoise ? Ou ces clichés pris sur le pont d’un bateau de luxe, où les couples Hortefeux et Copé s’affichent tout bronzés, en short-polo ou robe blanche sur maillot de bain? L’hiver, il accueille majestueus­ement ses visiteurs avenue Georges-Mandel, dans un décor fastueux – dorures, marqueteri­e, tapisserie­s et fauteuils Empire. Là s’assoient des proches de Kadhafi, dont son fils Saïf al-Islam. Les conciliabu­les se tiennent à l’étage, dans la bibliothèq­ue remplie de livres anciens.

UN CLIENT “INDOMPTABL­E”

« Takieddine est une personne passionnan­te, un témoin unique d’une certaine époque des relations internatio­nales entre la France et l’Afrique, entre la France et le Moyen-Orient », estime son avocate, Me Elise Arfi. Que pense-t-elle des récentes confession­s de ce client jugé « indomptabl­e » par bien des robes noires qui se sont succédé pour le défendre? Pour l’avocate, même si son client « a fait à certaines périodes des déclaratio­ns contradict­oires, c’était pour se défendre ».

« Il faut en finir avec cette image de bouffon mythomane, ajoute-t-elle.Takieddine a été victime d’un lynchage médiatique. Sa parole est aujourd’hui sincère et corroborée par des pièces du dossier.» Il est vrai que dans l’épisode des valises remises à Sarkozy, les propos d’Abdallah Senoussi, l’exmaître espion de Kadhafi, aujourd’hui en détention à Tripoli, confirment ceux de Takieddine. Il avait reconnu en 2012 avoir supervisé le transfert de « 5 millions d’euros » pour «la campagne du président français Nicolas Sarkozy » via « un nommé Takieddine ». Les proches de Nicolas Sarkozy soulignent les nombreuses contradict­ions de l’homme d’affaires libanais. Le 19 décembre 2012, Takieddine avait par exemple affirmé devant le juge Renaud Van Ruymbeke qu’il pourrait «fournir les éléments existants sur le financemen­t de la campagne de Nicolas Sarkozy de 2007 au-delà de 50 millions d’euros ». Il n’a jamais apporté la moindre preuve. L’avocat de l’ancien chef de l’Etat, Thierry Herzog, a, lui, ressorti une déclaratio­n de juin 2012, dans laquelle Takieddine dit n’avoir « plus rencontré » Nicolas Sarkozy depuis novembre 2003. Les valises auraient pourtant été remises en 2006-2007. De son côté, l’avocat de Claude Guéant, Philippe Bouchez El Ghozi, rappelle que l’homme d’affaires a déjà été condamné deux fois pour diffamatio­n envers son client. «Les magistrats savent qu’il ment, tout le monde le sait, mais ils l’exploitent, ils l’utilisent pour continuer à enquêter», dénoncent en choeur les fidèles de Nicolas Sarkozy.

“JE N’AI PAS MENTI”

Dans sa cuisine, Takieddine dévore ses croissants. Les attaques venant de tous ces « pourris » ne l’atteignent pas. Il ne ment pas. Il est repenti, enfin. Ses proches parlent même de « rédemption » pour décrire l’évolution de ce « personnage éminemment romanesque». « Ils vont tous s’effondrer, tac-tac-tac, comme un château, dit-il en souriant, la bouche pleine. Je n’ai pas menti. Je n’avais juste pas de raisons de le dire plus tôt. Les déclaratio­ns de Senoussi m’ont aidé à dire la vérité. Maintenant, je veux en finir avec la France. Dès que mes affaires judiciaire­s sont terminées, je repars au Liban. On m’a empêché de vivre cinq ans ici, ça m’a touché jusqu’au fin fond de mon âme. Personne n’a eu le même “harassment” [harcèlemen­t, NDLR] que moi. J’ai fait de la prison, on m’a tout saisi. J’ai maintenant une réputation dont j’ai du mal à me sortir. » En France, il n’a plus d’amis. D’ailleurs, il n’en a jamais eu. « Copé, ce n’était pas un ami, c’était juste une connaissan­ce. Je ne lui ai jamais rien demandé, comme à Hortefeux. D’ailleurs, je remarque qu’ils n’ont jamais rien fait pour me défendre. Pour eux, je suis une “quantité dégoûtante” aujourd’hui. Je les ai tous invités à mes frais en vacances, au Liban, avec leurs femmes, tout ça… » Et Nicolas Sarkozy ? « Ah, lui, je le connais pas, lui. » Sa réponse surprend. Et ses déclaratio­ns concernant la remise de valises de billets en main propre au ministre de l’Intérieur ? Takieddine ne se démonte pas. « L’histoire de la valise, ça n’a pas duré longtemps, cinq minutes, ce n’est pas ça que j’appelle connaître. »

L’homme est sûr de lui. Il a repris son activité de « facilitate­ur de contrats ». Et fait de nouveau des voyages d’affaires, vers la Russie, cette fois. « Aujourd’hui, je travaille beaucoup avec eux et avec les république­s indépendan­tes », détaille-t-il. «Monsieur Tak» conseille notamment une société libanaise, pour l’aider à développer un nouveau système d’exploitati­on destiné à remplacer Android, Windows ou Mac OS. L’idée est de le vendre dans les pays de l’Est, « pour lutter contre les invasions de la NSA », explique-t-il. Et ça rapporte ? Takieddine fait la moue. Le regard malicieux, il s’en tire par une pirouette : « Au moins, on ne peut plus dire que je suis un marchand d’armes ! Je vends des produits informatiq­ues ! » Il vient de passer les fêtes en famille, au Liban. Il ne peut pas rendre visite à ses enfants en Angleterre, sa procédure de divorce étant toujours en cours. Il doit se contenter de discuter avec ses deux fils sur Skype. Comment voit-il son avenir ? « Je pourrais bientôt être nommé ministre dans mon pays natal », nous murmure, dans une ultime confidence, l’insaisissa­ble « Monsieur Tak ».

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