L'Obs

Un homme à l’amer

ARTICLE 353 DU CODE PÉNAL, PAR TANGUY VIEL, MINUIT, 176 P., 14,50 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

A la manière du juge, à qui l’article 353 du Code de Procédure pénale permet d’en appeler moins aux preuves qu’à sa conscience, j’ai l’intime conviction que Tanguy Viel (photo) est coupable. Non seulement d’avoir beaucoup de talent, mais aussi d’appliquer à son oeuvre la rigueur diabolique des grands criminels. Passons sur le meurtre, il est décrit ici en trois pages liminaires. Son auteur raconte comment il a jeté Antoine Lazenec à la mer alors que ce dernier venait de remonter le casier à homard. Lazenec appartenai­t lui-même à la famille des crustacés. Ce promoteur immobilier véreux avait réussi, dans les années 1990, à escroquer les habitants d’une presqu’île du Finistère et à mettre en faillite la mairie socialiste du bourg côtier. Il avait promis d’y inventer un « Saint-Tropez breton » et avait vendu à crédit les appartemen­ts fantômes de cinq immeubles baptisés les Grands Sables, qui ne furent jamais construits. Tandis que les arnaqués noyaient leur détresse dans l’alcool, voire se suicidaien­t, l’arnaqueur se pavanait en chaussures italiennes et berline allemande sur les ruines de son forfait et sortait, dans la rade de Brest, son Merry Fisher de 9 mètres flambant neuf acheté avec les économies de ses victimes. Parmi lesquelles, Martial Kermeur, la cinquantai­ne, licencié de l’arsenal, séparé de sa femme, père d’un garçon et gardien du parc d’un château où l’avantageux bonimenteu­r prétendait édifier son complexe balnéaire. Alors, au juge qui l’interroge et découvre en même temps l’étendue du désastre, Martial Kermeur raconte tout, sans se presser, sans rien cacher, comme s’il flottait. L’arrivée de l’investisse­ur qui allait sauver la presqu’île et, maquette à la main, fut accueilli en héros ; les années qui passèrent et où rien ne se passa; la chape de plomb qui s’abattit sur des habitants saisis par la honte d’avoir été si crédules; la manière (géniale) dont Erwan, le fils de Martial, tenta de venger son père, qui avait été délesté de toutes ses indemnités de licencieme­nt (400 000 francs) ; enfin, prologue autant qu’épilogue, la chute du grand bandit dans l’eau glacée. Ce roman noir sous couverture blanche est un polar social où le désabuseme­nt tient lieu de suspense, une tragédie humaine déguisée en thriller maritime, la confession chabrolien­ne d’un meurtrier qui a tout perdu, sauf sa dignité et même son honnêteté. Tout cela écrit dans une langue aussi savante que spontanée et construit – contrairem­ent aux Grands Sables – avec la science d’un architecte spécialisé dans les trompe-l’oeil, les balcons filants et les lignes de fuite. On frémit. On s’émeut. Et on entend même souffler le vent, force 10. Un grand livre. Ce jugement est sans appel.

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