Polar
Découvert sur le tard, le Bordelais Hervé Le Corre est devenu, par son style envoûtant, l’un des grands noms du roman noir français. Le plus grand?
Hervé Le Corre, un des grands noms du roman noir
« PRENDRE LES LOUPS POUR DES CHIENS », par Hervé Le Corre, Rivages, 318 p., 19,90 euros (en librairies le 11 janvier).
On a beau fouiller sa mémoire, interroger les érudits, rien à faire : personne n’est capable de citer un seul nom de polar qui se déroulerait à Bordeaux. Quand Marseille a inspiré des fourgons d’intrigues surarmées, la ville de Montaigne et d’Alain Juppé a apparemment laissé les créateurs de noir secs comme des cotrets. Sauf un. Hervé Le Corre. La quasi-totalité des onze romans de ce sexagénaire se passe là-bas ou dans les environs. Son dernier, « Prendre les loups pour des chiens », n’échappe pas à la règle, qui sillonne les zones déshéritées des landes de Gascogne, au sud de la Gironde. Le Corre n’a aucun mérite : né à Bacalan, quartier ouvrier situé dans le nord de Bordeaux,
il a passé toute sa vie d’adulte et sa carrière dans l’Education nationale sur ces terres. Mais son Bordeaux n’est pas la cité proprette et boboïsée, estampillée « ville la plus attractive du monde » en 2016 par le « Lonely Planet ». « Il se souvient de ce qu’était la ville par le passé, des ruelles sales, des murs noirs et lézardés des quartiers pauvres, souligne Yan Lespoux, bordelais lui-même, animateur du blog Encore du Noir ! et ami de l’écrivain. Bordeaux n’est pas une ville chaleureuse, mais une belle endormie qui ne livre pas facilement ses secrets. Hervé a gardé cela dans son attitude : c’est un homme réservé alors que, dans le milieu du polar, on se tape facilement sur l’épaule. C’est resté aussi dans son écriture. »
Ce quant-à-soi explique peut-être que la découverte publique et critique de Le Corre ait été si tardive. Il approchait les 50 ans quand il connut son premier succès avec « l’Homme aux lèvres de saphir » (2004, 30 000 exemplaires vendus), et de la soixantaine quand sortit son chef-d’oeuvre, « Après la guerre » (2014). Ce récit dense comme la nuit situé dans le Bordeaux des années 1950, pendant les « événements » d’Algérie, l’a propulsé dans l’Olympe des grands écrivains. « Un des meilleurs auteurs français, tous genres confondus », écrivent ainsi nos confrères de « Marianne ». « Hervé Le Corre occupe les toutes premières places aujourd’hui, confirme Hervé Delouche, directeur de la revue policière “813”. Ce qui le rend exceptionnel, c’est d’abord son style, extrêmement ciselé, mais qui ne tombe jamais dans l’esthétisant. » Ses histoires importent moins que cette écriture, Hervé Le Corre en convient : « J’ai un mal de chien à construire des intrigues. Mon travail se fait surtout sur la langue. »
« Prendre les loups pour des chiens » en est un bon exemple. Ce qu’il raconte pourrait tenir sur un ticket de bus : Franck sort de taule, où il a passé cinq ans pour braquage. Il attend que son frère Fabien vienne le chercher, avec les 600 000 euros qu’ils ont dérobés. A la place surgit sa copine Jessica, belle comme un astre, désirable jusqu’à la douleur. Franck ne comprend pas (mais le lecteur, si) qu’il se fourre dans une sale histoire. O. K., un million de polars déroulent peu ou prou cette histoire. Pourtant, « Prendre les loups » fonctionne à merveille, alors qu’il ne s’y passe pas grand-chose. « Les scènes que je prends le plus de plaisir à écrire sont les contemplatives, celles qui s’attachent au temps qui passe », confesse Le Corre. C’est bien son épure tranchante, sa justesse, qui nous attrape. Des phrases comme : « Ils roulaient dans l’ombre allongée des pins sur des routes droites et désertes, et l’air encore chaud grondait autour d’eux. » Ou encore : « Après manger, ils regardent la nuit tomber et la foudre au loin jeter ses lueurs derrière les nuages et bougonner dans le noir. » Troublante aussi est sa faculté à brouiller les époques : quelques téléphones portables et des expressions contemporaines (« elle nous calculait même pas », « C’est trop la mort ! »), mais mêlées à des argotismes (« leur dégaine d’enfants de salauds », « des gus qu’ont de l’argent ») qui impriment à ses histoires un sceau d’intemporalité. Dans « Prendre les loups », qui se passe dans le quart-monde des périphéries d’aujourd’hui, Le Corre désigne encore le sexe féminin par le mot « con » et l’acte de chair par le verbe « foutre ».
LES RICHES NE L’INTÉRESSENT PAS
Il n’y a pas pour autant un style Le Corre, reconnaissable entre mille. « Chaque livre a sa musique propre, dont je ne sais rien avant d’ouvrir la première page du manuscrit », explique François Guérif, son éditeur chez Rivages. Schématiquement il existe deux veines corriennes, qu’on pourrait croire produites par deux personnes différentes : la veine sèche, faite de descriptions à l’os, de dialogues brefs, de phrases ascétiques. C’est celle de « Prendre les loups ». Et puis une veine proliférante, bavarde, truffée d’adjectifs et de mots recherchés, celle de « l’Homme aux lèvres de saphir », épopée sur un tueur en série fan de Lautréamont juste avant la Commune de Paris. Entre les deux, quelques points communs : la description, avec une pointilleuse minutie, de l’univers prolétaire – les riches ne l’intéressent pas. Son regard sans emphase ouvriériste, mais sans vacherie non plus, sur des personnages qui peuvent se montrer ahuris ou impitoyables fait qu’ils ne sont jamais regardés de haut. Le Corre, fils d’un ajusteur en usine et d’une femme de ménage, puis prof en ZEP pendant des décennies, écrit sans embarras sur ce qu’il connaît. « La province qu’il sillonne est celle des polars de certains Américains, comme Larry Brown ou Ron Rash, une zone périphérique oubliée peuplée de laisséspour-compte, analyse Delouche. Ses romans ne portent pas de “message” : c’est en creux, par une atmosphère, qu’il fait comprendre ce qu’il dénonce. »
Le Corre, adepte de la « vraie gauche » (celle de Jean-Luc Mélenchon), a compris que les saines révoltes font rarement les bons livres. Cela n’a pas toujours été le cas. « Mes quatre premiers romans parus à la Série noire sont très oubliables, reconnaît-il. Je les ai écrits trop vite. Ils sont politiques dans le mauvais sens du terme, portés par une critique sociale trop ostentatoire. » Dans ces années 1990, le néopolar français, encore écrasé par la figure très politisée de Jean-Patrick Manchette, devait proférer son engagement (plus rouge que noir) pour être adoubé par le « milieu ». « En 2001, après un roman très mauvais [“Copyright”], j’ai compris que j’étais arrivé au bout d’un système. J’ai pensé arrêter d’écrire. » Heureusement, Hervé Le Corre a choisi une autre option : prendre son temps. Son « Homme aux lèvres de saphir » est né de cette longue gestation. Un auteur aussi.