L'Obs

Turquie

Trois militantes kurdes exécutées en plein Paris, un assassin présumé qui meurt quelques jours avant l’ouverture de son procès en France et une piste qui remonte jusqu’aux services secrets turcs… Enquête sur un crime hors norme

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Le triple assassinat qui embarrasse la France

C’est un procès qui devait se tenir in extremis. Car les jours de l’accusé étaient comptés. Mais, ces derniers mois, la radiothéra­pie pour ralentir la progressio­n de sa tumeur au cerveau l’avait affaibli. Transféré de la prison de Fresnes à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrièr­e, Omer Güney est mort le 17 décembre. Un mois avant de comparaîtr­e devant la cour d’assises spéciale de Paris. A partir du 23 janvier, ce Turc de 34 ans devait répondre d’un assassinat hors norme. Il est mort « présumé innocent », comme l’ont souligné ses avocats, Mes Laguens et Nogueras.

Le 9 janvier 2013, trois militantes du Parti des Travailleu­rs du Kurdistan (PKK), rébellion armée combattant l’Etat turc, ont été tuées en plein Paris, dans un appartemen­t situé rue La Fayette. Ce deux-pièces discret hébergeait le Centre d’Informatio­n du Kurdistan, chargé du lobbying du PKK en France. C’est vers 1 heure du matin, dans la nuit du 9 au 10, que Yilmaz, un ami de Fidan Dogan, inquiet qu’elle ne réponde pas au téléphone, est entré dans le salon : « Fidan était tombée en arrière, un filet de sang avait coulé de sa bouche. » A ses côtés, un deuxième corps. Les cheveux roux mêlés de sang sont ceux de Sakine Cansiz. Un troisième corps gisait contre le canapé en cuir bordeaux. « Au début, je ne l’ai pas reconnue, elle était sur le ventre, il y avait plein de sang partout. C’était la petite jeune, Leyla. » Elles ont été abattues chacune de trois balles dans la tête. Fidan Dogan en a reçu une quatrième dans la bouche. « Pourquoi un tel acharnemen­t ? » se tourmente, quatre ans après, son camarade.

Omer Güney devait être seul à la barre pour répondre de ces froides exécutions. Il avait pourtant été renvoyé devant la cour d’assises pour « assassinat­s en relation avec une entreprise terroriste », soupçonné d’avoir éliminé ces responsabl­es du PKK « à la demande d’individus se trouvant en Turquie, possibleme­nt liés aux services de renseignem­ent turcs ». L’ombre des services secrets turcs n’a jamais été dissipée. Et, vu le contexte, le mobile politique a tout de suite été envisagé. A deux pas de la gare du Nord s’est sans doute joué un épisode du conflit qui se déroule à 3000 kilomètres de là. Une affaire d’Etat. Début 2013, le gouverneme­nt de Recep Tayyip Erdogan vient de reconnaîtr­e mener des discussion­s avec Abdullah

Ocalan, le leader de la guérilla kurde, pour tenter de mettre fin à un affronteme­nt qui a fait plus de 45 000 morts. Sakine Cansiz est une des fondatrice­s du PKK. Fidan Dogan a la responsabi­lité du Centre d’Informatio­n, au 147, rue La Fayette. Et Leyla Saylemez est une jeune militante. Le jour du crime, Omer Güney servait de chauffeur à Sakine Cansiz.

Omer Güney a franchi la porte de l’associatio­n culturelle kurde de Villiers-le-Bel en novembre 2011, expliquant être à la recherche d’origines kurdes reniées par sa famille. Très vite, il se rend indispensa­ble. Mais le centre ne s’occupe pas que de folklore. Les responsabl­es du PKK en exil y défilent. Güney est toujours disponible pour les conduire. « Nous ne nous sommes pas posé de questions », reconnaît aujourd’hui le président de l’associatio­n, Mehmet Subasi. Surprenant, car les douze années que Güney a passées près de Munich montrent un tout autre profil : ses amis se souviennen­t d’un sympathisa­nt des Loups gris, la milice du Parti d’Action nationalis­te (MHP). La haine des Kurdes fait partie des fondamenta­ux de cette formation d’extrême droite à l’idéologie fascisante, qui a inspiré le meurtrier du journalist­e d’origine arménienne Hrant Dink en 2007 ou encore l’agresseur de Jean-Paul II, Mehmet Ali Agca, en 1981.

Très vite, Omer Güney devient le suspect numéro un. Les caméras de surveillan­ce l’ont filmé sortant de l’immeuble une capuche sur la tête, à 12h56, l’heure du crime. Des traces du sang de Leyla Saylemez ont été retrouvées sur sa parka, et des résidus de poudre, dans sa sacoche. Et, dès le 20 janvier 2013, un e-mail anonyme envoyé à la préfecture de police de Paris le désigne : « Il travaille pour les services de renseignem­ent turcs, [le] MIT. […] Le 18 décembre (un mardi), il est allé en Turquie pendant trois jours. […] Il a reçu des ordres pour les tuer. » En mars, une perquisiti­on permet de mettre la main sur le passeport de Güney. Les tampons font état de trois voyages en Turquie, et effectivem­ent, le 18 décembre, Güney débarque d’un vol ParisIstan­bul. Ses portables révèlent aussi une activité d’espion caractéris­ée. Omer Güney dispose d’une puce de téléphone turque qu’il n’active que pour contacter des interlocut­eurs en Turquie. La police parvient à reconstitu­er des fichiers effacés. Ils contiennen­t 329 photos des fiches des adhérents de l’associatio­n kurde. Elles ont été prises deux jours avant les meurtres. Güney a passé la nuit du 7 au 8 janvier à ce travail minutieux.

D’autres éléments accréditen­t l’existence de liens entre l’accusé et les services turcs. Un an après la mort des militantes, un document sonore est publié sur internet. Dans cette conversati­on, trois personnes passent en revue des responsabl­es du PKK en Europe à liquider. La voix numéro trois assure qu’« il n’y aura pas de traces sur l’arme ». La police scientifiq­ue de Lyon a conclu à une très forte similitude avec la voix de Güney. Sakine Cansiz n’est pas mentionnée. « Peut-être que les tueurs n’ont tout simplement pas eu l’opportunit­é de s’en prendre aux gens sur cette liste », avance Remzi Kartal, réfugié à Bruxelles, qui est la cible numéro quatre, celle qu’il « ne faudra pas louper ». « Sakine Cansiz et les deux autres camarades se sont trouvées à leur portée, et ils n’ont pas raté l’occasion. » Deux jours plus tard, un second document, attribué aux services secrets turcs, apparaît sur internet. Cette note, du 18 novembre 2012, donne des instructio­ns pour procéder à l’assassinat de Sakine Cansiz. Deux individus, identifiés par leur nom de code, le « Légionnair­e » et la « Source », sont missionnés. Le document est impossible à authentifi­er, mais certains détails sont avérés. La « Source » aurait aidé Sakine Cansiz dans ses « démarches administra­tives ». Or, en octobre 2012, Omer Güney a bien accompagné la militante à la préfecture de Bobigny. La mention du « Légionnair­e » suggère la présence d’une deuxième personne. Elle n’a toujours pas été identifiée. Enfin, dernier élément : en janvier 2014, Omer Güney tente de faire parvenir depuis sa prison un plan d’évasion à Ankara… au siège du MIT.

Face à Jeanne Duyé, la juge d’instructio­n chargée de l’en-

LES PORTABLES D’OMER GÜNEY RÉVÈLENT UNE ACTIVITÉ D’ESPION CARACTÉRIS­ÉE.

quête, Omer Güney a constammen­t clamé son innocence. Son avocate, AnneSophie Laguens, décrit un client « doux », tout en reconnaiss­ant « une part inaccessib­le dans sa tête ». Même le psychiatre Daniel Zagury, qui a analysé le profil de Guy Georges ou celui de Michel Fourniret, conclut dans son expertise à l’impossibil­ité « de se faire une représenta­tion précise de son fonctionne­ment mental. […] Chaque fois que l’on pense tenir une caractéris­tique, elle se dérobe ».

La magistrate s’est par ailleurs retrouvée bien seule face à ce suspect qui ne se démonte jamais. « Nous avons très vite compris que ni les autorités turques ni les autorités françaises ne voulaient de procès, tonne Antoine Comte, l’avocat des familles des victimes. La mort de Güney arrange tout le monde. » La justice turque n’a pas répondu à la commission rogatoire envoyée par la juge d’instructio­n, pas plus qu’elle n’a communiqué sur l’enquête, classée confidenti­elle, menée en Turquie. Nous y avons eu accès, et certains éléments auraient pu enrichir l’instructio­n française. Comme ce voisin de la famille Güney à Ankara qui a passé de nombreux coups de fil à la direction du MIT à Erzurum. Composant un numéro de téléphone retrouvé dans le portable de Güney. « Erzurum est un centre névralgiqu­e de la contre-guérilla [antikurde] », explique le député turc Eren Erdem. On apprend aussi que la ligne secrète de Güney et celle de son mystérieux correspond­ant turc ont été ouvertes le même jour, dans une boutique d’Ankara. Fait rarissime dans les annales du MIT, ce dernier a démenti dans un communiqué tout lien avec les crimes, promettant une enquête interne… dont les résultats n’ont toujours pas été communiqué­s.

Ancien numéro deux du MIT, qu’il a quitté en 2005, Cevat Ones ne veut pas s’exprimer sur une possible responsabi­lité de l’institutio­n dans l’affaire du 147. Mais il y voit « le travail d’un profession­nel, ça c’est indiscutab­le ». Si Güney a reçu l’ordre de passer à l’acte, estil venu du MIT? D’une cellule opposée aux discussion­s avec le PKK lancées par Erdogan? Ce dernier a luimême accusé la confrérie de Fethullah Gülen, son pire ennemi. Sezgin Tanrikulu, viceprésid­ent du Parti républicai­n du Peuple (CHP), a tenté d’éclaircir l’implicatio­n du MIT en adressant, en 2014, des questions à Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre et responsabl­e à ce titre des activités des services secrets. Il n’y a pas répondu. Le député est persuadé que les meurtres ont « reçu un aval politique » : « Ce n’est pas un acte qui peut être décidé dans un café par deux gars paumés. »

Confrontée au silence d’Ankara, la juge d’instructio­n n’a pas envoyé de commission rogatoire supplément­aire pour les documents parus sur internet. « Elle savait qu’elle ne serait pas suivie politiquem­ent », commente un proche du dossier. Duyé sait aussi que le pronostic vital du seul suspect est engagé. Elle veut un procès, elle fait le choix d’aller vite. Car, côté français, ce n’est pas non plus la franche coopératio­n. La magistrate doit relancer les services de renseignem­ent pour obtenir la déclassifi­cation des notes afférentes. Elles lui arrivent tellement caviardées qu’elles n’ont aucun intérêt.

Dès le matin du 10 janvier 2013, Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, se rend rue La Fayette et promet de « faire la lumière sur cet acte ». Mais le 21, en tête à tête avec Tahsin Burcuoglu, l’ambassadeu­r de Turquie, il laisse la realpoliti­k reprendre le dessus. Selon le compte rendu de l’entretien établi par le diplomate, Valls insiste surtout sur sa « déterminat­ion à lutter contre le PKK ». Il en profite même pour signifier sa volonté d’« améliorer les relations avec la Turquie, comme le lui a demandé le président Hollande, qui souhaitera­it la visiter ». Ce sera chose faite un an plus tard. Depuis, le choix de ne pas demander de comptes à Ankara s’est confirmé. Les intérêts économique­s, l’accord européen sur les migrants, les renseignem­ents sur les djihadiste­s qui transitent par la Turquie sont des priorités plus urgentes… Il y a trois ans, la sénatrice Eliane Assassi interpella­it la ministre de la Justice, Christiane Taubira, sur le fait que les familles des victimes n’avaient toujours pas été reçues par « les plus hautes autorités de l’Etat, contrairem­ent à l’usage établi ». Cela « introduit un doute sur [leur] déterminat­ion ». Les familles attendent toujours. Le gouverneme­nt n’est pas plus audible sur la répression accrue en Turquie depuis le putsch raté de l’été dernier. La guerre totale déclarée par Erdogan au mouvement kurde s’étend loin des frontières. Les Kurdes disent que des « commandos de tueurs » circulent de nouveau en Europe, comme dans les mois précédant le triple assassinat. Le 16 décembre, la police allemande a arrêté à Hambourg un Turc soupçonné d’espionner la communauté kurde « sur ordre des services secrets turcs ». « La France est incapable de désigner un Etat assassin, au nom de relations bien comprises. C’est un encouragem­ent à d’autres assassinat­s politiques », dénonce Me Comte.

Combien de temps encore l’affaire du 147 garderatel­le ses mystères ? Ce n’est pas le nouvel ambassadeu­r turc nommé en France qui va les éclaircir. Avant de prendre ses fonctions cet automne, Ismail Hakki Musa était le numéro deux du MIT, chargé du renseignem­ent extérieur. Et Omer Güney n’est plus là pour parler. Auraitil eu l’intention de le faire, auraitil pu faire éclater toute la vérité? « Je crois que lui-même n’a pas forcément conscience ni connaissan­ce d’enjeux politiques ou diplomatiq­ues qui le dépassent un peu, il faut dire ce qui est », disait Me Laguens, avant son décès.

“LA FRANCE EST INCAPABLE DE DÉSIGNER UN ÉTAT ASSASSIN, AU NOM DE RELATIONS BIEN COMPRISES.” ME COMTE, AVOCAT DES FAMILLES

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Rassemblem­ent de la communauté kurde au lendemain des assassinat­s, alors que le corps d’une des victimes est sorti de l’immeuble de la rue La Fayette. Ci-dessous, Omer Güney, suspect numéro un.
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Le 21 décembre 2016, des manifestan­ts réclament justice pour Fidan Dogan, Sakine Cansiz et Leyla Saylemez, devant l’immeuble abritant le Centre d’Informatio­n du Kurdistan, où les trois femmes ont été tuées, en janvier 2013.
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François Hollande et Recep Erdogan en 2014 à Ankara.

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