L'Obs

Liberia

L’OCDE et l’ONU mettent à la dispositio­n des pays pauvres des moyens pour contrôler les montages des multinatio­nales. Reportage

- (1) Hongkong ne taxe pas les activités réalisées hors de son territoire. (2) A titre de comparaiso­n, le budget de l’Etat français est de 400 milliards. (3) L’ensemble des flux financiers illicites.

Avec Inspecteur­s des Impôts sans Frontières

Inspecteur­s des Impôts sans Frontières n’a pas de logo, pas de tee-shirts au sigle de l’organisati­on, pas de 4 × 4 ronflants dans les rues cahoteuses de Monrovia ! Au contraire. Ces « humanitair­es » d’un autre type – costume strict, chemise impeccable, cheveux coupés court – se veulent le plus discrets possible. Dans la capitale du Liberia, l’un des dix pays les plus pauvres du monde, ces moines-soldats ne connaissen­t qu’un trajet : celui qui mène de leur hôtel à la Liberia Revenue Authority (LRA), le fisc local. Leur rôle ? Aider les pays les moins avancés à auditer les multinatio­nales pour s’assurer qu’elles paient leur juste part d’impôts, en particulie­r lorsqu’elles exploitent et exportent des ressources naturelles.

Pour leur quatrième séjour dans ce pays de 4,3 millions d’habitants, Colin Clavey, un inspecteur du fisc britanniqu­e à la retraite, ancien consultant d’un grand cabinet d’audit, et Dan Devlin, un jeune Australien, expert en fiscalité minière à l’OCDE (l’organisati­on de coopératio­n économique des pays développés), vont disséquer le cas d’une société qui a extrait des matières premières dans le pays, mais ne paie pas d’impôt sur les bénéfices (30%). Son siège est à Hongkong, un paradis fiscal (1) où elle n’est pas non plus taxée sur ses activités en Afrique. Elle ne règle que des « royalties » sur le fer. Et encore : autour de 3% du prix du minerai, là où en Australie le taux standard est de 7% ou 8%… Colin et Dan vont aider Al Dennis, l’inspecteur du fisc libérien chargé du secteur minier, à mener son audit.

« Lors de notre dernier passage, nous avons aidé la LRA à adresser une liste de questions précises à la société. Celle-ci a

répondu partiellem­ent en pensant s’en tirer à bon compte », explique Dan Devlin, dans le bureau d’angle de la LRA où l’équipe travaille sans air conditionn­é. « La plupart des contribuab­les tablent sur l’inorganisa­tion des autorités fiscales. Nous voulons leur montrer que cette époque-là a changé », renchérit Colin Clavey, en bras de chemise. En présence d’Inspecteur­s des Impôts sans Frontières (IISF, ou Tax Inspectors without Borders en anglais), la LRA a organisé une conférence téléphoniq­ue avec le directeur financier de l’entreprise à Hongkong, et lui a rappelé « ses obligation­s légales et les engagement­s pris dans l’accord de concession minière que le groupe a signé ». « Nous apprenons en faisant, c’est très e cace », se félicite Athilia Grascokoro­vah, une jeune inspectric­e enthousias­te. La société sait désormais qu’elle ne peut plus se comporter comme s’il n’y avait pas de shérif.

De ce seul fait, la LRA et les Inspecteur­s sans Frontières espèrent que son comporteme­nt changera. « En général, ces multinatio­nales n’aiment pas que l’on dise qu’elles ne coopèrent pas, constate Elfrieda Tamba, la bouillonna­nte et autoritair­e patronne de la LRA. Nous voulons que les investisse­urs paient leur juste part, ni plus ni moins. » Pour que le message soit bien reçu, toutes les sociétés minières ont été convoquées pour une réunion de méthode, en présence de Colin et Dan. Seul hic, comme le cours du fer – la principale exportatio­n du Liberia – est tombé très bas, tous les groupes, à l’exception d’ArcelorMit­tal, ont suspendu leur exploitati­on et parfois quitté temporaire­ment le pays…

« Nous travaillon­s pour le long terme », se console James Karanja, un fiscaliste kényan, directeur d’Inspecteur­s des Impôts sans Frontières à Paris. Car, depuis son lancement o ciel en juillet 2015, l’initiative menée conjointem­ent par l’OCDE et leProgramm­e des Nations unies pour le Développem­ent (Pnud) a fait ses preuves. Le Zimbabwe a récupéré 109 millions de dollars (105 millions d’euros) ; le Vietnam, 57,1 millions ; le Kenya, 55 millions ; le Sénégal, 12,3 millions. Au total, huit programmes (sur les quinze lancés depuis la création d’IISF) ont fait rentrer 260 millions de dollars dans les caisses de pays en développem­ent, soit 32 millions en moyenne, pour une dépense de 50 000 à 70 000 dollars par programme.

« Imaginez ce qu’une telle somme représente pour un Etat pauvre », explique doucement James Karanja. Une visite à l’université du Liberia, une des plus anciennes d’Afrique, donne une illustrati­on concrète. « Notre budget est de 15 millions de dollars, indique Geegbae A. Geegbae, professeur d’économie et responsabl­e du développem­ent. Nous avons besoin de 26 millions pour envoyer nos étudiants se former à l’étranger et relever le niveau de notre université. Il nous faut des mathématic­iens, des agronomes, des fonctionna­ires des impôts qualifiés. » Et surtout des profs et des instituteu­rs, profession­s décimées par les quatorze années de la guerre civile qui s’est achevée en 2003. Le taux de scolarisat­ion n’est que de 16,6% dans le secondaire, moins de 38% dans le primaire (Unesco).

Dans le quartier de Sinkor, très prisé avant la guerre par l’aristocrat­ie locale – les descendant­s des esclaves américains libérés qui ont fondé le pays en 1821 –, l’école élémentair­e A. Glenn Tubman accueille 1 400 enfants. Le directeur déplore aussi le manque de moyens. Le petit établissem­ent, entouré par des baraques de fortune, n’est pas clôturé, et le deuxième étage est resté en plan, jamais construit. Les instituteu­rs font deux classes par jour, devant une cinquantai­ne d’élèves, et peinent à joindre les deux bouts. Chaque trajet pour venir à l’école leur coûte 1 dollar, soit près de 40 dollars par mois, sur un salaire mensuel de… 125 dollars.

A l’entrée du ministère des Finances, au coeur du Monrovia historique, deux citernes blanches invitent les visiteurs à se laver les mains à l’eau savonneuse et antiseptiq­ue. Plusieurs mois après la fin de l’épidémie de fièvre Ebola, les bonnes habitudes demeurent. Et le ministre des Finances, Boima Kamara, serre sans hésiter la main des inspecteur­s d’IISF. Derrière son grand front, les chi res défilent. Il gère un budget de 600 millions de dollars (2) auxquels s’ajoutent pour l’instant 900 millions de dollars d’aide internatio­nale. Mais il est inquiet. Les cours du minerai de fer et du caoutchouc, tombés très bas, commencent juste à remonter, l’économie est au point mort, et l’aide internatio­nale risque de décliner : la menace Ebola est passée, et le départ des forces de maintien de la paix déjà bien engagé… Si les 4 × 4 de US Aid, de l’ONU ou de la Croix-Rouge internatio­nale se font plus rares, d’où viendra l’activité ?

Comme tous les grands argentiers africains, il n’a qu’une idée en tête : « la mobilisati­on des ressources domestique­s » et en particulie­r de l’impôt pour faciliter la reconstruc­tion d’infrastruc­tures et la diversific­ation de l’économie vers l’agricultur­e. Il a suivi de près les travaux de Pascal SaintAmans, le patron de la division fiscale de l’OCDE, parti en guerre contre l’« érosion de la base taxable des multinatio­nales » depuis la crise financière de 2008. C’est ce Français, devenu la bête noire des paradis fiscaux, qui a eu l’idée de lancer Inspecteur­s des Impôts

sans Frontières. Il estime que les politiques agressives des multinatio­nales pour minorer leur impôt font perdre aux Etats « entre 180 et 240 milliards de dollars par an ». « C’est une estimation prudente », précise-t-il. Pour l’Afrique, une commission présidée par l’ancien président sud-africain Thabo MBeki estime le manque à gagner à 50 milliards de dollars (3), soit le double de l’aide internatio­nale. « Nous devrions pouvoir récupérer un milliard de dollars par an, mais nous serions satisfaits avec 500 millions », assure Boima Kamara.

Collecter des impôts pour reconstrui­re l’Etat, c’est l’une des obsessions de la présidente du pays, Ellen Johnson Sirleaf. « La conscience fiscale au Liberia est à un niveau très bas », regrette la première femme chef d’Etat du continent africain, prix Nobel de la paix en 2011. « Une légende », sourit le Kényan James Karanja, père de deux filles, ravi que « Ma Ellen » ait accepté d’apparaître dans un petit film promotionn­el pour encourager les pays de l’OCDE et les fondations privées à soutenir Inspecteur­s des Impôts sans Frontières. Au Liberia, le programme est en partie financé par la Fondation pour une Société ouverte de George Soros.

Autour du nouveau siège de la LRA, un des rares bâtiments neufs de la capitale, à l’entrée de Paynesvill­e, le quartier de l’exstar du foot George Weah (ballon d’or 1995), candidat à l’élection présidenti­elle d’octobre 2017, de grands panneaux rappellent leurs obligation­s aux citoyens : « Payez vos taxes foncières » ou « Ensemble, avec les impôts, construiso­ns le Liberia. » Elfrieda Tamba, qui règne d’une main de fer sur la LRA, a été l’une des premières à solliciter l’aide de Pascal Saint-Amans pour renforcer les capacités de son administra­tion. Il est temps, car PwC, l’un des quatre grands cabinets d’audit mondiaux, vient de s’installer à Monrovia, avec une trentaine de profession­nels chevronnés, spécialist­es de ces « prix de transferts » qui permettent de moduler les bénéfices d’une entreprise d’un pays à l’autre, pour les faire apparaître là où les taxes sont le plus faibles.

Oreillette bien en place, celle que ses équipes appellent avec un mélange de crainte et de respect « Doctor CG » (CG comme commissair­e général) jongle avec deux smartphone­s dernier cri. Dans la communauté des a aires, elle bénéficie d’une (très rare) réputation d’incorrupti­ble. « S’il n’y avait que des Tamba, le pays se porterait beaucoup mieux », lâche un des patrons français présents sur place (ils sont une douzaine au total). Pourtant tout est fait pour protéger la haute administra­tion, les ministres et les élus des tentations vénales. Un sénateur gagne 12 000 dollars par mois (hors frais…) dans un pays où le PIB par habitant s’élève à 460 dollars… par an ! La LRA, elle, jouit d’un statut d’autorité semi-indépendan­te, distincte du ministère des Finances, ce qui lui permet de mieux rémunérer ses fonctionna­ires. Ils sont 800, plutôt jeunes, et bien payés pour les profession­nels (« plus de 2 000 dollars de salaire médian », précise Decontee King-Sackie, l’adjointe d’Elfrieda Tamba). Malgré ces revenus très supérieurs aux standards nationaux, les entreprise­s se plaignent encore de nombreuses tentatives de corruption ou de chantage. Six procès sont en cours, dont celui d’un agent du fisc piégé grâce au travail de la Liberian Extractive Industries Transparen­cy Initiative (LEITI), une organisati­on qui assure la transparen­ce des contrats de concession et des paiements faits par les sociétés minières et agricoles aux Etats.

Elfrieda Tamba veut changer la culture de tous les secteurs, y compris de l’économie informelle (85% des emplois) ou « du commerce des produits importés – 90% de la consommati­on – et de l’hôtellerie-restaurati­on », des activités entre les mains des communauté­s libanaises et indiennes. Avec l’aide de la Fondation Soros, elle lance aussi un audit sur le pavillon maritime libérien. Ce pavillon de complaisan­ce (qui permet à des armateurs d’exploiter leurs navires et les équipages à moindre coût et sans contrôles de l’Etat censé assurer le respect des standards internatio­naux) est géré dans un bureau de la banlieue de Washington, et ne rapporte qu’une vingtaine de millions de dollars par an au pays ! Le ministre des Finances, lui, a une autre cible en tête : les sociétés de téléphonie mobile, qui prospèrent en Afrique. « Lonestar a été racheté par MTN [un groupe sud-africain], et Inspecteur­s des Impôts sans Frontières pourrait nous aider à comprendre l’organisati­on du groupe et à déterminer si une part juste de l’impôt est payée ici », explique le ministre… Lonestar est présidé par un candidat à la présidenti­elle, l’homme d’a aires Benoni Urey, autrefois proche de l’ex-président Charles Taylor, qui purge une peine de cinquante ans de prison pour crimes contre l’humanité.

Quatorze ans après la fin du conflit, l’ombre des di érents seigneurs de la guerre pèse encore sur l’élection présidenti­elle d’octobre. Ce qui inquiète le patron local du Pnud, Cleophas Torori, un Kényan. Il rappelle que la présidente, Ellen Johnson Sirleaf, l’amie de Laura Bush, Hillary Clinton ou Christine Lagarde, est la darling of donors (« la chérie des donateurs »). Un véritable aimant pour la solidarité internatio­nale, malgré un scandale financier dans lequel sa famille a été impliquée. En sera-t-il de même pour son successeur ? Rien n’est sûr. D’après Colin et Dan, mieux vaut compter sur l’énergie farouche d’agents locaux bien armés pour lutter contre le cynisme fiscal des multinatio­nales.

LA CONSCIENCE FISCALE AU LIBERIA EST À UN NIVEAU TRÈS BAS ELLEN JOHNSON SIRLEAF, PRÉSIDENTE, PRIX NOBEL DE LA PAIX

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Colin Clavey (à gauche) et Dan Devlin (à dr.) auditent une société minière avec Al Dennis, et les équipes du fisc libérien.
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Pascal Saint-Amans, directeur fiscal de l’OCDE.
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James Karanja, directeur d’Inspecteur­s des Impôts sans Frontières, avec Elfrieda Tamba, la patronnne de la LRA. Il ambitionne de lancer 100 missions dans le monde d’ici à 2019.

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