Littérature
Dans un polar JOYEUSEMENT LIBERTAIRE qu’il a rédigé dans le Vercors, le romancier RESSUSCITE, dix-huit ans après “Aux fruits de la passion”, sa tribu Malaussène, devenue LÉGENDAIRE. Rencontre
Daniel Pennac fait de la résistance
Les jeunes faucons du Vercors ont de nouveaux ennemis. « Avec le réchauffement, les pies sont montées. » Impuissant comme un observateur de l’ONU au milieu des belligérants, Daniel Pennac ne se fait aucune illusion. Il a beau avoir vu naître, comme chaque année, une portée de cinq ou six crécerelles dans un nid logé contre le mur de sa chambre, il sait que « ces petits salopards vont manger les oeufs des pies et des corbeaux, qui ne l’entendent pas de cette oreille ». Mais on sent que cette guerre-là le repose des autres, celles dont parle la radio et qui sont souvent menées par de vrais cons.
Dix-huit ans après « Aux fruits de la passion » (1999), qui devait clore les aventures de sa tribu fétiche, l’auteur de « la Petite Marchande de prose » récidive avec « le Cas Malaussène », tiré à 120 000 exemplaires, qu’il dégaine comme une arme de destruction marrante contre la bêtise et l’individualisme. Ce piéton de Belleville n’a pas situé pour rien une partie de l’intrigue dans le Vercors, où les nazis ont massacré des centaines de jeunes résistants et de civils en juillet 1944. Pennac fait de la résistance, à sa manière. Chez lui, la société de consommation accouche d’une télé-réalité qui vire au pugilat, on voit « le mensonge comme ciment de la cohésion familiale », et les flics fument des pétards en plein état d’urgence. Même dans les pires situations, cet auteur-là est comme un de ses personnages : « incapable de ne pas s’amuser ».
SON MAQUIS DU VERCORS
Pennac est tombé amoureux du Vercors, de son silence venteux et de ses cairns pierreux il y a une trentaine d’années. « C’est l’exact contraire de Belleville. Le Vercors, c’est le vide. » Comme le col de Vence, ce « plateau tout à fait désert » où son cher frère Bernard, récemment disparu, et lui allaient « promener leurs chiens » quand ils étaient gosses à La Collesur-Loup. Au départ, il avait pris le maquis dans la maison d’un ami pour rédiger les trois premiers polars de la saga des Malaussène, ces « Thibault » des bobos qui ont fait de lui le Martin du Gard des années Mitterrand. Pennac y a méticuleusement ourdi le scénario visionnaire d’« Au bonheur des ogres » (1985), où une salve d’attentats secouait un grand magasin parisien sous l’oeil d’un « flic d’étage » nommé Cazeneuve. Les lieux ont dû l’inspirer. Vite passé de la Série noire à la classieuse collection Blanche de Gallimard, il a vendu 5,4 millions d’exemplaires de ses « Malaussène » qui, traduits dans une vingtaine de langues, ont assuré le rayonnement mondial de Belleville, cette exception multiculturelle à la française. Au Vercors, Pennac reconnaissant.
« Quand on le voit déambuler dans Vassieux, on le prend pour un paysan, dit Mick, un copain menuisier du secteur qui prépare une BD sur la tuerie de juillet 1944 et fait une apparition dans “le Cas Malaussène”. Tous les matins, on est cinq ou six à se retrouver au bistrot, à 8 heures. Lui apporte les croissants. Il nous manque quand il n’est pas là ! » Pennac s’est marié à Vassieux, une des cinq communes de France qui ont le titre de « Compagnon de la Libération » (avec Paris, Nantes, Grenoble et l’île de Sein). Il y a souvent embarqué les siens : « Pour les petits, c’est merveilleux… Ma femme leur faisait faire de longues chasses au trésor, dans la neige, en plein hiver. » Il n’a toujours pas compris comment font les sangliers pour « manger l’intérieur des noix, sans bousiller la coquille », mais fait la chasse aux myrtilles avec un ami fermier prénommé Robert. Lui aussi traverse « le Cas Malaussène ». C’est à Robert que Pennac a fini par acheter, les yeux fermés, la robuste bâtisse où il se retire régulièrement avec sa femme et une chatte qu’il a trouvée, « presque morte », dans le coin.
Malaussène, « bouc émissaire professionnel », a ressuscité ici. Chaque matin, Penn ac saluait le Grand Ve y mont, qu’il connaît assez pour l’appeler « le Gros Raymond » dans « Vercors d’en haut » (Ed. Milan) et décrit comme « un éléphant couché sur le flanc, là-bas, aux confins du plateau ». Puis il se mettait au travail, tantôt dans sa maison quand la chatte n’était pas vautrée sur son ordinateur, tantôt dans une cabane meublée d’un hamac. Il voulait d’abord « retrouver l’écriture des Malaussène, une petite musique spécifique que j’avais mise au point et beaucoup aimée. Elle m’enchantait, au sens enfantin du terme… En sortant du “Journal d’un corps”, que
« LE CAS MALAUSSÈNE, TOME I : ILS M’ONT MENTI », par DANIEL PENNAC, Gallimard, 316 p., 21 euros.
j’avais mis à cinq ans à écrire, j’ai été tout à fait sevré du désir d’écriture romanesque. Pendant deux ans, j’ai fait autre chose [notamment l’excellente adaptation d’« Ernest et Célestine » pour le dessin animé de Benjamin Renner, NDLR]. L’appétit s’est rouvert sur le mode : “Ah, j’aimerais bien écrire du Malaussène…” La question était de savoir comment : ou je racontais une suite directe, ou je tenais compte du temps qui a passé, donc de l’évolution de la société, du fait que les enfants nés dans les précédents volumes ont grandi… Ça m’a tout de suite intéressé de savoir ce qu’étaient devenus ces gosses nés dans des circonstances effarantes il y a une vingtaine d’années. Une trentaine pour les plus vieux… Verdun a 29 ans ! »
A l’arrivée, « le Cas Malaussène » est tout sauf un exercice de style. D’un côté, on retrouve avec bonheur Benjamin flanqué de son chien épileptique, Julius (« troisième génération »), du côté de Vassieux-en-Vercors : cet antihéros de choc a pris un coup de vieux, mais, toujours employé par les Editions du Talion, veille sur la sécurité d’Alceste, un « vévé » (auteur à succès de « vérité vraie ») qui « reproche à ses parents d’avoir été de piètres conteurs » et écrit tellement de vérités sur ses proches que ceux-ci veulent lui faire la peau. De l’autre, le pays s’émeut du kidnapping de Lapietà, homme d’affaires qui a « jeté à la rue 8 302 salariés en fermant les filiales du groupe Lava, rachetées à l’euro symbolique avec promesse faite aux grands dieux de ne pas toucher aux emplois » : ses ravisseurs réclament 22 807 204 euros, pile le montant de son parachute doré. Leur manifeste est emphatique mais limpide : il accuse « nos gouvernements successifs, de droite comme de gauche, pendant ces trois dernières décennies » d’avoir « mené une guerre ouverte aux pauvres (qualifiés d’“assistés”) plutôt qu’à la pauvreté (qualifiée de “conjoncturelle”) » ; observe que « le bénévolat prend partout le relais des missions de protection constitutionnellement dévolues à l’Etat » ; estime qu’« à l’universelle notion de SOLIDARITÉ s’est substituée la très chrétienne, donc subjective, donc individuelle, donc aléatoire notion de CHARITÉ ». Heureusement, « le Cas Malaussène » est une fiction.
“AUX VIRÉS, LOURDÉS, DÉGRAISSÉS, FUSIONNÉS…”
Pour Pennac cependant, ces ravisseurs-là n’ont pas tout à fait tort : « Les pauvres ont toujours eu mauvaise presse, y compris à gauche. Demandez à Coluche. » Or « qui peut critiquer le préambule à la Constitution de 1946, qui garantit à tous “des moyens convenables d’existence” ? Notre-Dame de Paris est une cabane de jardin à côté de la grandeur de ce texte ». C’est un romancier qui a le sens du patrimoine. Déjà en 1987, sa « Fée carabine » était dédiée « à la Sécu ». Et « la Débauche », sa BD cosignée avec Tardi en 2000, s’adressait « aux virés, aux lourdés, aux éjectés, aux dégraissés, aux restructurés, aux fusionnés, aux mondialisés, bref, à tous ceux qui se retrouvent sur le carreau ». Son éditeur et ami Jean-Marie Laclavetine confirme : « Daniel est très angoissé par la qualité de ce qu’il écrit. Il peut reprendre vingt fois une page, qu’il me lit à voix haute au téléphone… c’est le seul auteur à faire ça. Mais il y a toujours eu aussi chez lui une veine politique, disons libertaire. Il n’a rien lâché de sa détermination sur ce plan. Il a toujours envie d’en découdre avec certains aspects de la société qui le
dégoûtent. C’est même plus ciblé cette fois, plus clair que dans ses premiers romans, qui avaient un côté plus chien fou. »
Faut-il rappeler que Daniel Pennacchioni, dont le père, polytechnicien, était général dans l’artillerie, est entré en littérature en 1973 avec un essai intitulé « Le service militaire au service de qui ? » ? « Je suis fils d’un militaire paradoxal. Mon père dédramatisait toujours. Il était né dans le Cantal, où il avait eu extrêmement froid, et il était entré dans la coloniale pour avoir extrêmement chaud. C’est comme ça qu’il présentait les choses. Quand, à 22 ans, il est arrivé dans son premier poste à la frontière du Tonkin et de la Chine, il a écrit une lettre à son futur beau-frère, où il disait, en substance : “Nous ne resterons pas dans ce pays plus de trente ans, nous y exportons tout ce que nous faisons de force obtuse, etc.” » Ce père est le modèle du gouverneur Corrençon, dans un précédent roman : « Un type qui est dans le système mais lucide. Il ajoutait dans cette lettre : “L’Algérie suivra, on ne s’installe pas dans un pays impunément plus de cent cinquante ans sans se mélanger à la population.” » L’ancien prof de « Chagrin d’école » n’exclut pas que son anarchisme décontracté vienne d’« un fond judéo-chrétien », bien qu’il « ne pratique aucune religion » : « Je suis allé au catéchisme jusqu’à la communion, mais mes parents me fichaient plutôt la paix sur ce terrain-là. Non, ma vision du monde me vient de la lecture de Montesquieu et de la fréquentation des Lumières, plaide cet indécrottable humaniste. Il me semble que le bien-être de mon voisin de palier est la condition sine qua non du mien. Tant qu’on nourrit cette conviction horizontale, on peut éviter les catastrophes… »
“LE FIEL DE FINKIELKRAUT”
En réalité l’allure bonhomme du Pr Pennac, qui proclamait le droit de lâcher un livre ennuyeux pour mieux se jeter sur un autre dans « Comme un roman » (1992, 650 000 exemplaires vendus), n’a pas toujours amusé tout le monde. Si tous les lycéens de la fin du xxe siècle rêvaient de préparer leur bac de français en sa compagnie, lui rigole encore des amabilités qu’une charitable main anonyme prélevait dans certains journaux, pour les glisser dans sa boîte aux lettres. « Au coeur du politiquement correct, Pennac est un orfèvre », notait « le Figaro » à la fin des années 1990, tandis que son côté « sympa » devenait insupportable à certains grands esprits : « Le thème du “Pennac sympa”, c’était un petit coup de fiel de Finkielkraut. Il me pointait assez souvent de la langue dans ses vitupérations distinguées contre le laxisme ambiant. Le débat est, bien entendu, plus sérieux que ça. J’étais professeur, confronté à des élèves en grande difficulté scolaire. Une des raisons de leur échec était la peur. Y compris chez les plus violents d’entre eux. Peur de passer pour un imbécile aux yeux des adultes, essentiellement. Absolument verrouillés. Retard scolaire tragique. Comment les sortir d’affaire ? Comment faire sauter ces verrous pour qu’ils s’autorisent à apprendre ? Cela suppose une réflexion et une pratique pédagogiques à laquelle les émois d’un Finkielkraut n’apportent pas beaucoup d’aide. J’ai décidé de combattre leur peur d’apprendre. Je veux qu’ils cessent de penser, face aux grands textes : “Ce n’est pas pour moi.” D’où la caricature du “prof sympa”. C’est ce genre de réduction qui fait qu’aujourd’hui la meilleure façon d’insulter quelqu’un, c’est de lui dire, avec un sourire condescendant, qu’il est “de gauche”. »
Entre deux discours fillonistes sur l’importance sacrée de la filiation, il est possible que son acharnement à montrer une famille Malaussène si joyeusement explosée lui apporte le même genre de compliment. Serait-il devenu minoritaire ? « Je m’en fous complètement, dit-il d’une voix qui mêle les intonations de Luchini et celles de Cohn-Bendit. Mais la question du politiquement correct est intéressante. Comme le concept de bobo. Il est devenu légitime d’insulter quelqu’un en le traitant de bobo. Or qui est ce “bourgeois bohème” ? Un citoyen qui pratique un peu la consommation culturelle, doté par conséquent d’une certaine culture dont on peut espérer qu’elle lui ouvre l’esprit. Puisque nous sommes dans la caricature, c’est quoi l’alternative à bobo ? Mimile, c’est-à-dire le même sans culture ? Bling-bling : le même, en plus consommateur ? BCBG : le même avec son loden et ses mocassins à glands, claquemuré dans ses traditions ? »
“LES BOBOS ? DE BONS CHRÉTIENS…”
Tout récemment, Pennac a encore aggravé son cas. Il est allé à Grenoble lire « Eux, c’est nous », un texte qu’il a publié en 2015 au profit de la Cimade. Sophie Beau, cofondatrice de SOS Méditerranée, y a fait sa connaissance : « Nous avons passé trois heures à parler. Il a tout de suite accepté de rejoindre notre comité de soutien. » Elle croise les doigts pour que cela l’aide à financer l’« Aquarius », bateau de 77 mètres qui a sauvé de la noyade 10 768 personnes cette année : « Comme l’Union européenne a torpillé le dispositif “Mare Nostrum” en novembre 2014, nous
sommes dans le cynisme le plus total : 99% de nos financements sont issus de dons privés… alors que l’ “Aquarius” est actuellement le seul bateau de sauvetage en activité entre les côtes libyennes et l’Italie, sur l’axe migratoire le plus mortel au monde. » Pennac est revenu de Grenoble remonté comme une pendule : « Ni la France ni l’Europe ne les aident, bien entendu. Que nous vivions très tranquillement, en regardant des milliers et des milliers de personnes se noyer dans notre baignoire, sans que ça nous travaille plus que ça, signe moralement notre perte. Mais je ne pratique pas cette morale-là. Je préfère agir tout de suite, dans la limite de mes moyens, en donnant, par exemple, un coup de main à SOS Méditerranée. Ce ne sont ni les BCBG, ni les bling-bling, ni les Mimile qui vont les aider. Ce sont les bobos. De bons chrétiens en somme. »
Parfois, la mélancolie qui court dans « le Cas Malaussène » le saisit. « Je constate que ma vie a passé comme ça [il claque des doigts]. J’ai 72 ans, j’ai l’impression que la semaine dernière j’en avais 18. Et puis c’est passé [nouveaux claquements de doigts]. » Alors, quand il s’« alarme un peu trop » de l’état déglingué du monde, quand il enrage devant le « fiasco culturel de l’Europe », quand il s’inquiète d’avoir, comme ses personnages, des « souvenirs d’antiquaires » qui portent les noms de Sergio Leone ou Claudia Cardinale, quand ce Philinte se sent changer en Alceste, Daniel Pennac se demande s’il n’est « pas tout simplement en train de devenir un vieux con ». Ce moraliste le sait, « ce qui est passé nous manque et ce qui dure nous lasse, voilà l’homme ». Il se reprend en admirant une « jeunesse irréductible, qui continue d’être scandalisée et qui réagit par l’action », notamment en allant sauver des gens de la noyade. « Là, ce qui me reste de jeunesse se révolte », dit l’auteur du « Journal d’un corps », en parlant d’eux dès qu’on lui tend un micro. Après, seulement après, reviendra le temps du silence dans son Vercors, où l’attendent sa nichée de faucons, une poignée d’amis pour le café de 8 heures, et la rédaction du tome 2 du « Cas Malaussène ».
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