L'Obs

Décryptage

Des librairies regorgeant de livres consacrés à l’art de bien couper une bûche, des restaurant­s aux airs de forêt et des architecte­s ne jurant plus que par le mélèze, le pin ou le chêne. Sans même attendre la campagne présidenti­elle, la langue de bois est

- Par ARNAUD SAGNARD

L’envahissan­t appel de la forêt

C’est une librairie de quartier comme il en existe encore, ni trop vaste ni trop confidenti­elle. On trouve dans cette modeste officine du 20e arrondisse­ment parisien des ouvrages populaires et d’autres pointus, avec quelques éditions de poche à prix réduit patientant dans des bacs à l’extérieur. Le contenu de la vitrine sort néanmoins de l’ordinaire: s’y côtoient ces jours-ci « le Nouvel Herbier de 1543 », « le Goût du sauvage. Une vie de complicité avec la nature », deux atlas des plantes et champignon­s et, trônant au-dessus de la mêlée, l’épaisse couverture bleue d’un best-seller mondial tout juste traduit en France, « l’Homme et le Bois » de Lars Mytting. La lecture du sous-titre « Fendre, stocker et sécher le bois. Les secrets de la méthode scandinave » peut laisser le passant perplexe. Si le parc des Buttes-Chaumont se trouve à proximité, il est interdit d’y couper la moindre branche et l’on débite plus facilement les demis de bière dans les nombreux bars du quartier. La quatrième de couverture a résolu le paradoxe puisque, goguenarde, elle lance d’entrée: « Vous adorez les balades en forêt, vous habitez un petit appartemen­t dépourvu de cheminée… » Voilà, où qu’il mette le pied, le citadin des années 2010 se retrouve depuis peu cerné par une forêt de bois nouveaux, riches, beaux, sains, ceux dont on fait apparemmen­t les livres, la décoration des restaurant­s branchés, les objets design ou les façades extérieure­s des immeubles écorespons­ables.

Le livre de Lars Mytting, publié aux éditions Gaïa, ne surfe pas seulement sur cette mode, il la consacre. En Angleterre, il a décroché le titre de non-fiction book of

the year bien qu’il y soit question des haches Brødrene Øyo, des tronçonneu­ses Husqvarna, de l’art de ramoner un poêle et de la fumata bianca que dégage une bonne combustion – pas seulement lorsque le conclave se réunit au Vatican. Son auteur, apprend-on dans la préface « écrite par -31°C », est un journalist­e/ romancier/éditeur norvégien qui roule, comme il se doit, en Volvo et qui a appris la culture du bois grâce à Ottar, un voisin retraité.

L’ouvrage s’est écoulé à 200 000 exemplaire­s en Norvège et en Suède, pays boisés qui ne comptent en tout et pour tout que 15 millions d’habitants. Depuis, les éditeurs s’arrachent les droits du bestseller. Le quotidien britanniqu­e « The Daily Mail » s’étonne encore du fait que « l’une des activités les plus primaires de l’humanité a engendré le succès littéraire le plus inattendu de l’année ». Le lecteur y trouve des conseils pratiques, des tableaux détaillant la vitesse de séchage du bouleau ou des considérat­ions philosophi­ques de Henry David Thoreau telles que « chaque homme regarde sa pile de bois avec une sorte d’affection ». On ne s’étonne donc pas que son édition française ait été confiée à une maison siégeant rue de la Paix, non pas dans la capitale, mais à Montfort-en Chalosse, dans les Landes, ni que l’ouvrage ait été imprimé en Slovénie où les forêts couvrent 57,7% de la surface du pays. Il n’empêche, l’autochtone français se trouve un peu contrarié à l’issue de sa lecture, le voici face au dilemme torturant Homo sapiens depuis des millénaire­s : aller ou non chez Castorama s’acheter une hache et puis, tâche encore plus complexe, mettre en pratique le savoir accumulé et s’en servir.

A défaut de couper du bois, on peut néanmoins en toucher sans risquer de se blesser avec une écharde. Le salon Maison & Objet se déroulant du 20 au 24 janvier sera l’occasion de découvrir le travail de l’exposant Atmosphère & Bois, qui a réhabilité un bardage récupéré sur des granges centenaire­s canadienne­s ou d’anciens fonds de wagons… Bien plus à la mode que les boiseries d’art portant le nom des régents dont la tête de certains a fini, elle aussi, dans un seau en bois. La société Odile, quant à elle, présente des affiches, des faire-part et des cartes postales en bois qu’on jurerait au premier coup d’oeil en papier tandis que le concept store Alfonz propose, histoire de bien savoir où l’on met les pieds, un meuble de rangement en forme de… cerf. A ce rythme, on ne s’étonne pas qu’une marque de mobilier proposant rocking-chair, tables basses et tabourets-bûches créée l’année dernière s’appelle… Gueule de Bois.

Les arbres, sous forme de mélèze et de pin, ne se contentent pas d’envahir nos intérieurs, ils s’incrustent aussi sur les façades des immeubles. Ainsi, on note que le nouveau siège de la Société générale, à Fontenay-sous-Bois, est constitué de trois bâtiments couverts de bois recyclé au milieu desquels on trouve des jardins et des arbres, soit l’exact contraire du building vertical en verre de la Défense. Ou pour le siège du bailleur social Notre Logis réalisé à Halluin, dans le Nord, par l’agence lyonnaise Tekhnê Architecte­s. Celle-ci nous explique les avantages de cet élixir : « Le bois est avant tout un matériau vertueux, une ressource renouvelab­le qui permet de recourir à une industrie locale. Par ailleurs, il est souple et chaleureux. Et permet graphiquem­ent de faire facilement ressortir des lignes, les ombres et la lumière. » Puisque même les banquiers et les bailleurs vont au bois, il est temps de le toucher à notre tour.

A vrai dire, quiconque s’est rendu récemment dans un restaurant servant autre chose qu’une entrecôte-frites l’a déjà fait malgré lui, encerclé par les tables en chêne clair, les parquets des terrasses, les panneaux en bambou ou les comptoirs en lambris. La matière prolifère chez Moconuts à Paris, en passant par O’petit EN’K à Bordeaux ou Olmsted à New York. Puisque à l’évidence nous sommes loin de sortir de ces nouvelles futaies, il ne reste plus qu’à profiter de ce décor pour y étudier de près « l’Amant de lady Chatterley » afin de comprendre la nature exacte des bienfaits d’une vie passée avec l’homme des bois.

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LE SIÈGE DU BAILLEUR SOCIAL NOTRE LOGIS, DANS LE NORD, À ÉTÉ CONÇU PAR L’AGENCE D’ARCHITECTU­RE LYONNAISE TEKHNÊ, QUI A PENSÉ TOUT LE BÂTIMENT EN BOIS.
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