L'Obs

Russell Banks

Dans quinze jours, le nouveau président prendra ses fonctions. Pour l’écrivain Russell Banks, figure de proue des progressis­tes américains, le départ d’Obama marque la fin d’une démocratie libérale. Et l’arrivée de Trump ouvre le règne de la peur

- Propos recueillis par FRANÇOIS ARMANET

« Trump ne rit jamais »

Vous n’aviez jamais imaginé la victoire de Trump. Comment l’avez-vous vécue ?

Jusqu’à ce jour, veille du solstice d’hiver et début de la nouvelle année astronomiq­ue, j’ai remis à plus tard toute tentative d’apporter des réponses aux questions soulevées par l’élection de Donald Trump. Je suis parti en Equateur faire de l’escalade dans les Andes et je me suis coupé des médias – radios, télévision, internet et journaux. Pour l’essentiel, je suis resté silencieux si l’on excepte quelques plaintes discrètes, quelques grognement­s de désespoir et le gémissemen­t plaintif et angoissé du grimpeur qui vient de tomber brutalemen­t de haut et qui se tâte pour voir s’il n’a rien de cassé – tous les os sont intacts mais il reste encore à déterminer s’il n’y a pas une hémorragie interne quelque part. Depuis

mon retour aux Etats-Unis, j’ai lu la plupart des analyses de la victoire de Trump écrites par les commentate­urs de gauche, de droite et du centre, et j’ai écouté en silence mes amis et mes collègues tandis qu’ils essayaient d’expliquer comment cet ignare déséquilib­ré est devenu l’être humain le plus puissant de l’univers connu. C’est un événement qui est presque trop déprimant et trop effrayant à envisager. Ce besoin d’expliquer la victoire de Trump sur Hillary Clinton me semble aussi être une concession inutile faite à la raison, comme si Trump avait emporté l’élection parce qu’il avait la meilleure stratégie et qu’il était tactiqueme­nt le plus fort. Si seulement nous pouvions identifier cette stratégie et ces tactiques, nous pourrions les retourner contre lui la prochaine fois. C’est ce que la plupart des éditoriali­stes démocrates et progressis­tes font depuis le 8 novembre, et ça me semble être une perte de temps parce que ce genre d’exercice ne prend pas en compte les conséquenc­es historique­s gigantesqu­es qu’aura cette élection.

La colère et la haine envers Obama n’ontelles pas contribué au succès de Trump ?

Demander si la colère et la haine envers Obama ont contribué à la victoire de Trump revient à demander si le racisme et les préjugés raciaux ont pesé. Bien sûr qu’ils ont joué. Au même titre qu’une ignorance généralisé­e, la peur et les inégalités économique­s, et une angoisse grandissan­te née de l’évaporatio­n du rêve américain. Tout comme le culte de la célébrité et de la télé-réalité, et la tendance de plus en plus prononcée à s’en remettre aux réseaux sociaux pour s’informer. Le piratage par les Russes des comptes e-mail des membres du Comité national démocrate a peut-être aussi pesé. Et, oui, la misogynie et la xénophobie ont également aidé Trump à battre Clinton. Celle-ci a souffert du rejet qu’elle a suscité, tout comme le rejet de Bush a tué dans l’oeuf la campagne de son frère Jeb durant la primaire républicai­ne. Tous ces facteurs, et bien d’autres encore, se sont conjugués en 2016 pour faire éclater la grande tempête qui couvait depuis des décennies, depuis les années Reagan au moins et peut-être même depuis l’ère Nixon. L’Amérique a enfin élu le président que sa culture appelait depuis plusieurs génération­s.

Dieu sait que ce n’est pas le président que nous méritons. Mais c’est celui que nous réclamons depuis le premier débat Kennedy-Nixon en 1960, durant lequel un homme politique (JFK) s’est transformé en acteur et a utilisé le physique et les talents d’un acteur pour se faire élire. Avec Reagan, c’est un acteur qui s’est transformé en homme politique, et il a été encore mieux élu. Le mélange des genres a cessé d’être une anomalie. Un autre acteur, Arnold Schwarzene­gger, s’est servi de sa célébrité de vedette de films d’action comme d’un tremplin pour devenir gouverneur de Californie : il n’est pas innocent de constater qu’il a pris la place de juré laissée vacante par Trump dans l’émission de télé-réalité « The Apprentice ». Nous verrons bien si la tentation se fait sentir d’abroger la dispositio­n constituti­onnelle qui impose à un président d’être né aux Etats-Unis. Autrement dit, avec l’aide de la révolution médiatique et technologi­que qui a commencé avec la télévision, notre culture politique a été phagocytée par la culture du divertisse­ment de masse.

La colère et la haine envers Obama – c’est-à-dire le racisme –, l’ignorance, la peur et les inégalités économique­s, la misogynie, la xénophobie, la perte de la foi dans le rêve américain, l’incompéten­ce et l’arrogance du parti concurrent, le désir de changement et ainsi de suite, tous ces facteurs énumérés précédemme­nt ont toujours fait partie de toute élection présidenti­elle de l’histoire des Etats-Unis. Par le passé, nous avons aussi vu des candidats qui souffraien­t de maladies mentales ou qui prenaient leurs désirs pour des réalités, ou bien les deux, comme Trump. Nous avons eu des candidats racistes, misogynes et xénophobes, des ploutocrat­es et des oligarques, des déséquilib­rés, des va-t-enguerre, des ivrognes et des voleurs, et certains d’entre eux ont même réussi à se faire élire. Je n’ai pas besoin de citer des noms : ces qualificat­ifs s’appliquent à tous les présidents américains hormis une poignée d’exceptions. Mais nous n’avons jamais élu un président aussi non qualifié à tous les égards que Donald Trump. Et aucun homme politique n’a jamais concentré entre ses mains un tel pouvoir sur le destin de l’humanité et de la planète que l’actuel président des Etats-Unis.

Obama lui-même s’est beaucoup investi pour soutenir Hillary Clinton. La victoire de Trump n’est-elle pas également la défaite d’Obama ?

Aucun groupe de citoyens n’est responsabl­e à lui tout seul de cette calamité. Dans la mesure où nous sommes tous partie prenante dans la culture américaine au sens large, nous sommes collective­ment responsabl­es. Demander pourquoi tant d’hommes, de femmes et d’électeurs ne se sont pas abstenus de voter pour Trump alors que leur intérêt le leur commandait, c’est nous exonérer tous un peu trop facilement de nos responsabi­lités. Nous qui trouvions au départ l’idée d’une candidatur­e de Trump amusante, absurde et divertissa­nte. Nous qui avons laissé les médias – et qui les avons payés pour ça – nous remplir les yeux, les oreilles et donc l’esprit de son image et de ses mots, ce qui lui a conféré cette méta-réalité dont il avait besoin pour exploiter les faiblesses de ses opposants durant la primaire républicai­ne, ainsi que les faiblesses de sa rivale démocrate durant l’élection nationale. En lui prêtant attention au début de sa campagne des primaires, nous qui avons voté Hillary Clinton le 8 novembre avons fait de lui un candidat sérieux à la présidence, au même titre que les néonazis et le Ku Klux Klan une fois que sa campagne

a décollé. Drôle d’attelage, vraiment. Mais en normalisan­t Trump pour faire de lui un candidat viable, nous avons aussi normalisé son noyau dur de partisans en les rebaptisan­t l’« Alt-Right ». Ils vont désormais occuper des postes importants dans le futur gouverneme­nt. Nous aurions dû le marginalis­er dès le début en le réduisant au silence et en le traitant comme les médias ont traité par le passé les clowns et les fanatiques religieux monomaniaq­ues qui voulaient se faire élire président pour rire ou pour satisfaire leurs fantasmes de mégalomani­e schizophrè­ne. En nous autorisant à devenir son public dans le programme de télé-réalité qu’est devenue notre vie politique nationale, nous avons permis à Donald Trump de devenir notre chef.

Des années Obama aux années Trump à venir, est-on en train de passer du rêve au cauchemar ?

Nous sommes témoins de la fin d’une époque et du commenceme­nt d’une autre. Nous sommes dans la fin de l’ère de la démocratie libérale – on pourrait même dire de la démocratie libérale mondiale qui a dominé l’Occident depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale – et au début de celle des oligarques. C’est peut-être la Russie postsoviét­ique qui nous donne un aperçu de ce qui nous attend, d’où l’enthousias­me apparent de Trump pour Poutine et son régime. Il voit ce qui les rapproche et, bien qu’il soit constammen­t en admiration narcissiqu­e devant lui-même, il admire également ces ressemblan­ces. Trump et Poutine sont peut-être ce que l’avenir à de meilleur à nous réserver, tandis qu’Obama est ce que le passé nous offrait de meilleur.

A bien des égards, Obama a incarné l’essence même de la démocratie libérale moderne : il est cosmopolit­e, laïque, humaniste, il voit les choses à l’échelle mondiale et il maîtrise les nouvelles technologi­es. Il s’identifie davantage à la complexité et à la nuance qu’à la simplicité et aux dichotomie­s rigides. Du coup, et comme la majorité des démocrates libéraux, il a eu tendance à éviter les conflits durant sa présidence, ce qui a pu parfois laisser penser qu’il était trop porté sur le compromis et qu’il avait trop tendance à voir le monde du point de vue de ses adversaire­s. Il a semblé faire preuve de naïveté devant leurs véritables intentions et devant la brutalité de leurs méthodes lorsqu’ils s’opposaient à lui. Il a souvent été perçu comme élitiste et coupé de la réalité du quotidien des Américains pauvres de la classe ouvrière.

Mais il s’agit là des péchés du progressis­me, et, à l’aune des valeurs du monde actuel de la politique, ce sont des péchés mineurs et facilement pardonnabl­es. Nous ne verrons peut-être plus d’autre président comme lui. Non pas parce qu’il est exceptionn­el d’un point de vue humain, mais parce que son époque, celle où un démocrate libéral pouvait prétendre parler au nom du peuple américain, est en train de disparaîtr­e. C’est la volonté du peuple américain qui a changé. C’est un changement

NOUS N’AVONS JAMAIS ÉLU UN PRÉSIDENT AUSSI NON QUALIFIÉ À TOUS LES ÉGARDS QUE DONALD TRUMP.

qui a été progressif et qui s’est produit au fil des trois ou quatre dernières génération­s, si l’on considère, comme Thomas Jefferson, qu’une génération ne dure approximat­ivement qu’une quinzaine d’années. Il a été si progressif que nous ne nous sommes même pas rendu compte qu’il était en train de se produire. Ceux d’entre nous qui sont assez âgés pour avoir connu les années 1940 et 1950 se souviennen­t de ce que c’était que vivre sans la télévision, sans les médias de masse ou sans internet : à cette époque, l’économie mondiale n’était pas dominée par un consuméris­me insatiable et un culte de la célébrité qui confine à la toxicomani­e. Le débat politique national n’était pas dicté par les besoins et les désirs d’une classe de ploutocrat­es et d’une poignée d’oligarques milliardai­res. Mais personne d’autre que nous ne s’en souvient. Il faut être un quasi-vieillard comme moi, un septuagéna­ire, pour savoir qu’un bouleverse­ment historique aussi profond que dramatique s’est produit.

Vous nous aviez dit de Trump qu’il était « paresseux et arrogant ». Qu’est-il d’autre ? Les institutio­ns peuvent-elles jouer un rôle de

contre-pouvoir face à la présidence ? Al Franken, le sénateur [démocrate, NDLR] du Minnesota qui a autrefois été acteur comique et auteur satirique dans l’émission « Saturday Night Live », faisait récemment remarquer que Trump ne rit jamais. Ce qui est vrai. Pour l’avoir observé pendant près de deux ans à la télévision, sur internet et dans tous les médias imaginable­s, je ne l’ai jamais vu rire une seule fois. Ricaner, oui, et il lui arrive de décocher un rictus menaçant de temps à autre. Je l’ai vu esquisser un sourire condescend­ant, ou bien un sourire de circonstan­ce qui ne laisse jamais voir ses dents quand il est face à une caméra. Mais rire, jamais.

C’est dérangeant, et c’est même assez effrayant. Je ne sais pas si cela signifie quelque chose, hormis le fait qu’il n’a probableme­nt aucun sens de l’humour, mais de mon vivant, Trump est le premier président que je n’ai jamais vu se pencher en arrière et éclater de rire. Même George W. Bush aimait bien rigoler. Ajoutez à cela sa « paresse » et son « arrogance », donnez-lui les vastes pouvoirs de la présidence de la République américaine, et vous obtenez quelqu’un dont il faut avoir peur. Au vu de ses tweets matinaux quotidiens et revanchard­s, dans lesquels il s’en prend à quiconque a osé le critiquer la veille, il est également évident qu’il se vexe et qu’il s’énerve très facilement. Il ne boit jamais d’alcool, son plat favori est le hamburger de fast-food avec des frites, c’est un narcissiqu­e phobique des microbes qui souffre de troubles obsessionn­els compulsifs et de troubles de l’attention (selon l’homme qui lui a servi de nègre pour son autobiogra­phie), et, en tant que président élu, il affirme s’informer de l’état du monde dans « les émissions » (j’imagine que par là il entend CNN, Fox, Facebook et Twitter) et ne semble pas éprouver le besoin de se faire briefer par la CIA ou tout autre service de renseignem­ent.

Une personne aussi déjantée ne peut pas être contrôlée par le biais des contre-pouvoirs habituels, qu’ils soient sociaux, judiciaire­s ou même constituti­onnels. Il a trop perdu le contact avec la réalité de la société qui l’entoure pour comprendre

et respecter les limites naturelles de son autorité et de ses pouvoirs.

De l’Obamacare à la COP21, de l’accord sur le nucléaire iranien à la normalisat­ion des relations avec Cuba, l’héritage politique d’Obama sera-t-il piétiné par Trump ?

Ce serait rassurant de pouvoir croire que l’inertie de la bureaucrat­ie obèse qui caractéris­e Washington et la lâcheté du Sénat et de la Chambre républicai­ns suffiront à garantir que rien de spécialeme­nt bon ou mauvais ne se produira durant le mandat de Trump. Que son administra­tion ressembler­a à celles de toutes les autres parenthèse­s conservatr­ices républicai­nes, à savoir un interlude douloureux mais foncièreme­nt réparable, un peu comme cela a été le cas avec les deux présidence­s de George W. Bush. Mais je ne parviens pas à y croire. Le Congrès trouvera un moyen de faire plaisir à la coterie d’oligarques que Trump est en train de nommer dans son cabinet et son gouverneme­nt, et à les récompense­r. Le cercle beaucoup plus vaste des ploutocrat­es qui financent les élections dans notre système où l’argent achète le pouvoir s’assurera également que les représenta­nts qu’ils se sont offerts au Congrès voteront les lois que l’on attend d’eux.

Il est trop facile de faire endosser le résultat de cette élection à Hillary Clinton, et donc de blâmer indirectem­ent Obama dans la mesure où beaucoup d’observateu­rs comme Clinton elle-même ont défini sa candidatur­e comme la prolongati­on et l’élargissem­ent de la politique d’Obama. Son élection apparaissa­it comme une occasion de pérenniser cette politique, qu’il s’agisse de l’Obamacare et de la COP21, de l’accord avec l’Iran, de la détente avec Cuba et ainsi de suite. Mais depuis plus d’un demi-siècle les républicai­ns se sont juré d’effacer l’héritage du New Deal de Franklin Roosevelt et de la « guerre à la pauvreté » (l’expression était mal choisie) de Lyndon Johnson. Pour ce faire, ils ont démantelé toutes les politiques sociales progressis­tes mises en place durant le xxe siècle. Ils ont fait preuve d’une déterminat­ion sans faille et ils n’ont jamais fléchi. C’est ce qu’ils entendent vraiment lorsqu’ils parlent de « rendre sa grandeur à l’Amérique ». Désormais, et pour la première fois, ils ont non seulement un président qui ne s’opposera pas à eux, mais qui plus est, et au vu de son état

LES RÉPUBLICAI­NS SE SONT JURÉ DE DÉMANTELER TOUTES LES POLITIQUES SOCIALES PROGRESSIS­TES MISES EN PLACE DURANT LE XXE SIÈCLE.

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