L'Obs

Jazz

Un film et un livre retracent la vie tragique de l’ange blanc du jazz, qui avait sombré corps et âme dans l’héroïne. Requiem pour un prince de la trompette

- Par FRANÇOIS FORESTIER

Chet Baker, à bout de souffle

« BORN TO BE BLUE », par Robert Budreau (en salles le 11 janvier). « CHET BAKER. LE CLAIR-OBSCUR », par Noël Balen, Le Castor Astral (en librairies le 9 février).

Un peu de sang sur le pavé ; le corps gît face au canal, dans la nuit de mai. Il est 3 heures du matin à Amsterdam, le néon de l’hôtel Prins Hendrik grésille. Un policier arrive, soulève Chet Baker. « Is dood » – il est mort. Le visage du jazzman, marqué par la came et la douleur, est strié de rides, joues creuses, regard déjà terne. Dans la main, il tient quelque chose, sous sa poitrine. Le policier regarde : une trompette. Dans la chute, elle a été aplatie. Chet Baker est parti avec son instrument magique. Cet homme, qui a donné la plus belle, la plus douce version de « My Funny Valentine » – do, do majeur 7, do 7, si bémol majeur 7, fa 7 (bémol 5), sol 7 (bémol 9) – est là, dans Zeedijk, le quartier des putes, des macs, des marins en bordée, des dealers et des toxicos. Il a 58 ans en 1988. Il n’en aura jamais 59. C’est la fin de la route, pour lui. La police classe vite cette mort sous la rubrique « suicides », point final. Juste un drogué de moins. Sauf que… Sauf que la fenêtre à guillotine de la chambre 210 ne s’ouvre que sur 30 centimètre­s, pas assez pour un suicidaire. Et, du deuxième étage, le choc de la chute est-il assez puissant pour tuer ? La légende – mais est-ce bien une légende ? – naît là : des dealers sont venus se faire payer, et Chet Baker, fauché, a tenté de négocier. Ils ont menacé de lui arracher sa trompette. Il s’est défendu. Il a été balancé dans le vide. A Zeedijk, les junkies font courir la rumeur : Cher Baker est un héros de l’héro.

Un film et un livre, aujourd’hui, lui rendent hommage : « Born to Be Blue », première réalisatio­n du Canadien

Robert Budreau, raconte des blocs de la vie de l’ange du jazz. L’ouvrage de Noël Balen (publié par Le Castor Astral), lui, retrace l’existence mouvementé­e de celui qu’on a surnommé « le James Dean du bop ». Joué par Ethan Hawke (qui trouve là l’un de ses meilleurs rôles), le film invente le personnage, qui revisite sa propre vie lors d’un tournage. Le livre tente de rendre le trajet violemment autodestru­cteur de Chet Baker, écartelé entre les femmes, crucifié par la drogue, passant de la trompette à la voix avec un égal bonheur – et un égal malheur d’être. « Born to Be Blue » évoque, avec élégance, la fiction et la réalité : on passe de la couleur au noir et blanc et, dans ces glissement­s, des bribes de bonheur passent, suivies de plongées dans l’abîme. Chet Baker revit ainsi, à l’écran, une existence bricolée (le réalisateu­r s’est inspiré de plusieurs femmes pour n’en faire qu’une seule), à laquelle le jazz donne une grâce infinie. Sous la lueur d’un projecteur, la tête penchée, les yeux fermés, les épaules enroulées sur l’instrument, Chet Baker est tel qu’on l’imagine : au bord de la nuit, au bord de l’éternité. C’est beau, poignant et réussi. En 1961, un film de fiction avait déjà tenté de tricoter la même histoire : « les Jeunes Loups », de Michael Anderson, était joué par Robert Wagner (fade, fade…) et son épouse, Natalie Wood. Hollywood, à l’époque, délavait tout. Chet Baker ne méritait pas ça.

“L’HÉROÏNE, J’ADORE”

Voire. Chesney Henry Baker Jr. est un enfant de l’Oklahoma, né l’année de la Grande Dépression, 1929. C’est un Okie, donc (« Okies are OK », selon le dicton), mais il ne sera jamais OK : il sèche l’école, respire des vapeurs d’essence, se gave de glaces (sa mère lui rapporte tous les jours des baquets d’ice cream de l’usine où elle travaille), s’enfuit à 16 ans de la ferme, se retrouve à Berlin avec les troupes d’occupation, se fait dépuceler sur le Wannsee, le lac où eut lieu la conférence sur la « solution finale », joue du clairon dans l’aéroport de Tempelhof à chaque arrivée de VIP, se démène au ping-pong et, de retour aux Etats-Unis, déserte pour retrouver sa femme, qu’il vient d’épouser. Très vite, il se fait un nom dans les clubs : c’est l’un des rares Blancs de la scène black. Il est beau, photogéniq­ue, silencieux, séduisant, et il possède un son unique : moins inventif que Miles Davis, mais plus velouté que les autres. Il est étiqueté West Coast cool, very cool. Les autres jouent fast, high et loud, « plus vite, plus fort, plus haut », dit-il. Lui, il joue smooth, slow et low. Il croise les géants du jazz : Dexter Gordon, Sonny Clark, Art Pepper, Sonny Criss. Tous se défoncent à mort – « comme s’ils attendaien­t la seconde venue du Christ ».

Dans les années 1950, Chet Baker passe au Black Hawk à L.A., au Rouge Lounge à Detroit, au Storyville à Boston, au Colonial Inn à Toronto, au Birdland de New York et même, comme il le raconte dans ses Mémoires bâclés (« Comme si j’avais des ailes », 10/18) à la « Sal Playel » (son orthograph­e). Il confesse : « L’héroïne, j’adore. » Il se bourre de poudre, de palfium, de codéine, de tout ce qui lui tombe sous la main. Il emprunte, trahit ses amis pour une dose, se fait serrer par les flics à Paris, embastille­r à Rome. Il vénère Charlie Parker, qui le recrute pour sa tournée et ses enregistre­ments au Trade Winds, en Californie. Mais ce n’est plus Chet qui joue, c’est la horse. Des dealers agacés lui cassent les dents dans un restaurant à Sausalito. Mais pas les doigts. Il ne peut plus souffler, mais il peut pianoter. Il va apprendre à emboucher son instrument avec un dentier. Il essaie la flûte traversièr­e.

AMNÉSIE ET DAMNATION

C’est le fond de la gamelle : il fait le pompiste, tourne un film débile, « Hell’s Horizon » (un titre prophétiqu­e), photograph­ié par Floyd Crobsy, le père de David (de Crosby, Stills, Nash and Young) et interprété par John Ireland (autre camé notoire). Il s’établit en Europe, où sa légende de damné le précède : les femmes adorent ce marlou aux hautes pommettes et au regard perdu ; les hommes aiment côtoyer ce rescapé du blues. Il chante, avec une voix incroyable, sans vibrato, une voix haut perchée, lisse, pure, et l’enfer s’efface : avec « The Thrill Is Gone » et « I Fall in Love Too Easily », il nous rend des nuits romantique­s, des amours sans vagues, des jours de soie. Dans la fumée des cigarettes, le soir, il enchante des tablées entières et permet de croire au love éternel. Puis, au petit matin, tout recommence : il trompe ses fiancées, ses épouses, ses copains, il râle pour obtenir un fix, met sa trompette au clou – mais garde l’embouchure. Il a trois enfants – oubliés quelque part. A 40 ans, il sait que le temps galope : les amis meurent. Fats Navarro est parti à 26 ans, Billie Holiday, à 44 ans, Lee Morgan, à 33 ans, Charlie Parker, à 34 ans, John Coltrane, à 40 ans, Clifford Brown, à 25 ans. Accident de bagnole, assassinat, tuberculos­e, cancer, et surtout héroïne, héroïne, héroïne. Chet Baker, pour la première fois de sa vie, se perfection­ne. Ses

meilleurs concerts datent des années 1970.

Et, pour se faire un peu de fric, il fabrique de la musique pour des films pourris : « l’Enfer dans la peau », un polar vaguement porno de José Bénazéraf, et « Nudi per Vivere », un pseudo-documentai­re italien sur l’« industrie de l’érotisme ». Quand Chet Baker se produit quelque part, on va le voir comme on rendrait visite à la Madone de la Terre brûlée : on visite une épave – mais une épave avec un son de velours. Les joues se creusent, les yeux s’enfoncent, le corps se voûte, les mains sont de buis, et ce fantôme lance des notes de miel. Il chante, il joue, il s’injecte. Il fait les poches des clients. Mémoire effacée, il ne se souvient plus de son grand-père norvégien – qu’il adorait –, arrivé lors de la ruée vers l’Ouest. Il ne sait plus que son père désirait qu’il joue du trombone, et non ce « jazz de pédés » dédaigné par Horace Silver. Il raconte sans cesse que Charlie Parker aimait les tacos à la salsa verde, mais les notes de ses propres compositio­ns – « Freeway », « Two a Day », « Anticipate­d Blues » – lui échappent parfois. Il est sur la route, constammen­t. En 1987, il atterrit à Tokyo. C’est le bout du monde. Après, c’est le vide.

A l’ombre de la cathédrale Saint-Nicolas, à Amsterdam, sur la façade de l’hôtel Prins Hendrik, il y a une plaque en bronze. « Il vivra en musique pour tous ceux qui veulent écouter et sentir », est-il écrit. Belles paroles. La fille de Chet Baker, Melissa, sut bien écouter et sentir. A l’enterremen­t de son père, elle avait 22 ans. En quittant le cimetière, elle s’adressa à son père : « Je te botterais bien le cul, Chet. Mais je ne suis pas habillée pour. »

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A gauche : Chet Baker, en 1961 à Milan. Ci-dessous : à Rome, en 1982, quelques années avant sa mort.
 ??  ?? Ethan Hawke et Carmen Ejogo dans « Born to Be Blue » de Robert Budreau.
Ethan Hawke et Carmen Ejogo dans « Born to Be Blue » de Robert Budreau.
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