Israël Petits arrangements entre ennemis : Arnon Mozes, patron du « Yediot Aharonot », et Benyamin Netanyahou
La révélation de tractations secrètes entre Arnon Mozes, patron du “Yediot Aharonot”, le principal quotidien israélien, et le Premier ministre Benyamin Netanyahou a plongé le pays dans une crise politique majeure
Aforce de se tenir à la gorge, ces deux-là vont-ils basculer dans l’abîme, emportés par leur haine réciproque ? L’un, Benyamin « Bibi » Netanyahou, est l’indéboulonnable Premier ministre israélien – onze ans à la tête de l’Etat hébreu, dont huit ininterrompus. L’autre fuit la lumière, et jusqu’à ces derniers jours était inconnu de la plupart de ses compatriotes. Silhouette taillée à la
serpe, Arnon « Noni » Mozes, 64 ans, est pourtant propriétaire du quotidien « Yediot Aharonot », dont le slogan historique – « le journal de l’Etat » – résume assez bien l’influence : considérable. Un prince de l’ombre au-dessus duquel planent la morts de son frère et de son père, tués dans des accidents de la circulation, ainsi que celle d’un enfant renversé par la voiture qu’il conduisait alors qu’il n’avait lui-même que 14 ans. Les deux ennemis ont tenté de nouer un pacte faustien sur le dos de l’opinion publique israélienne : une ligne éditoriale favorable au Premier ministre contre l’élimination du principal concurrent du « Yediot ». Un projet négocié en 2014 au cours de plusieurs entrevues secrètes, dont les enregistrements, découverts par la justice, plongent aujourd’hui Israël dans un scandale politico-médiatique majeur.
Visé par ailleurs par une énième enquête sur le financement de son train de vie par de riches amis étrangers, Benyamin Netanyahou n’a jamais eu la réputation d’être très scrupuleux sur les moyens de conserver le pouvoir. Mais lorsqu’un grand patron de presse envisage aussi froidement de bafouer la déontologie de son journal, une question se pose : y a-t-il quelque chose de pourri au royaume de Noni Mozes ?
Le « Yediot Aharonot », tabloïd détenu depuis 1939 par la famille Mozes, à la différence d’autres titres destinés à des publics sectoriels (les excellents « Haaretz » à gauche ou « Makor Rishon » pour la droite religieuse, par exemple), s’adresse à l’Israélien juif moyen, façonnant grâce à ses 400 000 exemplaires quotidiens un consensus national invariablement sioniste et patriotique. « Il s’est toujours prévalu d’une position centriste et tempérée, résume la chercheuse Tehilla Shwartz-Altshuler, membre du Conseil national de la Presse. Il n’y a en réalité rien d’idéologique dans cette ligne éditoriale car le “Yediot” a toujours soutenu indifféremment des personnalités de droite comme de gauche. » Ces temps-ci, ce sont par exemple le leader travailliste Amir Peretz, le centriste Yair Lapid, le populiste Avigdor Liberman ou les figures de proue du sionisme religieux Naftali Bennett et Ayelet Shaked qui ont ses faveurs. Un panel a priori équilibré si tous n’avaient en commun de rêver de détrôner le « roi Bibi ». Car depuis la première victoire électorale de ce dernier, en 1996, le « Yediot Aharonot » se pose en ennemi déclaré du Premier ministre, systématiquement maltraité dans ses colonnes.
Pour contrer la force de frappe de Noni Mozes, Benyamin Netanyahou obtient en 2007 de l’un de ses soutiens américains, le magnat des casinos Sheldon Adelson, le financement d’un journal entièrement à sa dévotion, « Israel Hayom ». Que le positionnement caricaturalement pro-« Bibi » de ce journal gratuit distribué à grande échelle le prive de réelle influence n’a que peu d’importance : l’essentiel est d’assécher les finances du « Yediot » en pratiquant une politique agressive de dumping sur le prix des pages de publicité. Une tactique payante puisque les deux tabloïds se partagent aujourd’hui chacun un quart du lectorat israélien.
C’est donc à armes égales que les deux hommes se sont résolus à négocier en 2014. Parfaitement cynique, le deal sur lequel ils tentent alors de se mettre d’accord consiste à échanger un soutien du « Yediot » au Premier ministre contre la fermeture d’« Israel Hayom ». Rien n’est laissé au hasard, ni les noms des journalistes dociles que Noni Mozes propose d’embaucher, ni le volume de la baisse du tirage de son concurrent que Benyamin Netanyahou devra obtenir de celui qu’il appelle « le rouquin », Sheldon Adelson. Des discussions de marchands de tapis dont des extraits ont fuité, provenant d’enregistrements réalisés par l’iPhone du chef de cabinet du Premier ministre : « Le niveau des hostilités à mon égard doit baisser de 9,5 à 7,5, exige Netanyahou. – C’est d’accord. Nous devons tout faire pour que tu restes Premier ministre. – Nous devons d’abord penser au pays, lui répond son interlocuteur qui se sait enregistré. – C’est toi le dingue qui veut être Premier ministre, donc d’accord, ça marche. »
Mais leur méfiance réciproque était trop grande, et l’affaire ne se fera finalement pas. Les hostilités reprendront même de plus belle quelques mois plus tard, en 2015, lorsque le Premier ministre préférera dissoudre son gouvernement plutôt que de voir adopter une loi interdisant les journaux gratuits défendue par des parlementaires… cajolés par le « Yediot ».
Reste cette question : si un patron de presse est suffisamment puissant pour faire chanter l’homme le plus puissant du Moyen-Orient, qu’en est-il de son emprise sur le reste de la classe politique? Et combien de ministres ou de députés ont par le passé pris des décisions favorables aux affaires de Noni Mozes en échange d’un traitement médiatique clément dans ses colonnes ?
« Il y a longtemps que l’on soupçonne le “Yediot” de jouer à ce genre de jeu, confirme Oren Persico, du 7e OEil, un site spécialisé dans l’analyse des médias. Avec ces enregistrements hallucinants, on a désormais la preuve que les dés étaient pipés. » Il n’avait en effet pas échappé aux observateurs que Noni Mozes aligne presque systématiquement les positions de son journal sur celles des intérêts économiques des « vingt familles », la petite oligarchie qui détient 30% du capital israélien et dont il est l’un des piliers. Défendre des situations de monopoles défavorables aux
UN PACTE FAUSTIEN : UNE LIGNE ÉDITORIALE FAVORABLE AU PREMIER MINISTRE CONTRE L’ÉLIMINATION DU PRINCIPAL CONCURRENT DU “YEDIOT”.
consommateurs ou des hommes d’affaires mêlés à des malversations en prenant à rebours son lectorat valant sans doute mieux, de son point de vue, que de se fâcher avec des annonceurs ou des créanciers. Un exemple : durant la révolte des classes moyennes de l’été 2011 contre la cherté de la vie, le « Yediot » soutient d’abord avec enthousiasme le mouvement, avant de s’y opposer à partir du moment où les manifestants commencent à dénoncer la concentration des richesses.
« En pilonnant telle ou telle cible, en lançant des enquêtes ou au contraire en faisant l’impasse sur d’autres, il est possible d’influencer le débat public. » Mickey Rosenthal sait de quoi il parle : il a été durant des années l’un des rédacteurs en chef du « Yediot Aharonot ». Désormais député travailliste, il s’est fait une spécialité de dénoncer ces petits arrangements entre amis, réalisant même un documentaire remarqué sur le sujet intitulé « la Méthode shakshuka », du nom de cette recette moyen-orientale dont tous les ingrédients sont mélangés. Depuis que le « Nonigate » a éclaté, il a été l’un des seuls au sein de la classe politique israélienne à le dénoncer publiquement, preuve que la crainte qu’inspire le quotidien ne s’est pas érodée.
« On ne m’a jamais demandé d’attaquer quelqu’un ou de censurer la moindre ligne d’un papier », jure pour sa part Nahum Barnea, dont les brillantes chroniques font la réputation de l’édition du chabbat du « Yediot ». Pourtant cet éditorialiste vedette n’ignore pas les rumeurs sur l’existence de la liste des « chéris » du journal à traiter avec des pincettes ou des « ennemis » à ne pas ménager. Un ancien reporter du « Yediot » qui a rejoint la télévision décrit une méthode plus subtile : « Noni ne parlait jamais avec nous, les journalistes, mais uniquement à quelques rédacteurs en chef de confiance. Tout est une question de mise en page : une photo ou un titre flatteurs pour les alliés, mais désobligeants pour les adversaires, des articles mis en avant ou relégués à la fin. C’est la vie de tous les journaux du monde. Le problème, c’est qu’on se demande toujours quelles ficelles ils essaient de tirer. »
La révélation sur la façon dont son patron était prêt à faire passer le journal dans le camp Netanyahou a en tout cas eu un effet cathartique sur les troupes du « Yediot Aharonot », qui se sont lancées dans un examen de conscience, rendant compte précisément des développements de l’affaire. Le principal intéressé, fidèle à son habitude, ne s’est lui toujours pas exprimé publiquement. Une enquête a été ouverte par le procureur général Avichai Mandelblit pour déterminer si son marchandage avec Benyamin Netanyahou constitue un cas de corruption. Une mise en examen du Premier ministre signerait la fin immédiate de son mandat, ses alliés politiques n’attendant qu’une occasion pour le renverser.
Le Premier ministre voulait-il seulement vérifier, comme il l’assure, jusqu’où Noni Mozes était prêt à aller ? C’est, selon lui, ce qui explique l’existence des enregistrements de leurs échanges : il s’agissait de documenter les méthodes de celui qu’il surnomme « Voldemort », du nom du personnage maléfique de la série « Harry Potter ». Manque de chance, les preuves ont été saisies dans le cadre de l’une des procédures le visant pour enrichissement illégal (voir encadré). Parmi les généreux bienfaiteurs de la famille Netanyahou, qui arrosaient le Premier ministre, son épouse Sara et leur fils Yair de cadeaux, on trouve en tout cas un certain James Packer, milliardaire australien auquel « Bibi » avait proposé de racheter le journal de « Noni ». Le second aurait ainsi empoché ses gains, et le premier aurait eu, enfin, la paix. C’est raté : voici les deux ennemis jurés probablement embarqués pour un bout de temps dans la même galère judiciaire. Les drames shakespeariens racontent toujours des histoires de rois déchus.