L'Obs

Le hub mondial du sperme

Sur le site de Cryos Internatio­nal, on achète des paillettes aussi facilement que des livres sur Amazon. Reportage au Danemark

- Par NATACHA TATU

Vous voulez un donneur blond ? Grand ? Musicien, sportif, surdiplômé ? Anonyme ou prêt au contraire à dévoiler son identité à votre futur enfant ? Sur le site de la banque Cryos, numéro un danois du sperme, rien de plus simple. Vous entrez vos critères, et le logiciel vous sort instantané­ment des profils, photos à l’appui. Dans certains cas, vous pourrez même entendre le son de la voix du donneur… Vous avez enfin trouvé la perle rare ? Glissez-la d’un clic dans votre panier. Le paiement se fait en ligne. Les prix varient de 200 euros pour le sperme d’un anonyme à 600 euros pour un géniteur bien identifié, mais s’envolent à plus de 12 000 euros si vous voulez vous assurer l’exclusivit­é d’un donneur dont vous achèterez toute la production, histoire que votre bébé n’ait pas de demi-frère ou demi-soeur dans la nature… Quelques jours plus tard, les précieuses paillettes stockées dans des tubes d’azote arrivent chez vous, livrées par DHL, dans une boîte isotherme façon surgelés Picard. Accompagné­es d’une fiche conseil, elles sont prêtes à l’emploi pour une inséminati­on artisanale. « Mais nous sommes là pour vous aider en ligne ou par téléphone et dans la langue de votre choix », précise Ole Schou, le PDG de Cryos. Car la banque danoise, et son patron n’en est pas peu fier, exporte sa production dans plus de 80 pays… Avec 700 donneurs et plus de 100 litres de sperme congelé, selon les chiffres du PDG, c’est même la première banque au monde, « un record homologué par le “Guinness Book” ».

Pour rencontrer ce roi du sperme, il faut se rendre à Aarhus. Perdue au milieu des forêts, avec son petit aéroport de poche, la deuxième ville du Danemark, capitale du Jutland, à 200 kilomètres à l’ouest de Copenhague, est devenue le hub mondial du spermatozo­ïde : avec son climat froid et humide « excellent pour la production », ses nombreuses université­s, une législatio­n très souple et zéro tabou sur le sujet, les conditions sont optimales.

L’ancien étudiant en école de commerce de 27 ans se lance dans ce business en 1981, après avoir fait un rêve étrange dans lequel il était plongé dans un océan bleu pétrole, constellé de paillettes de sperme congelées. « C’était sublime. Impossible d’oublier ce songe », explique le chef d’entreprise de 62 ans, passé maître dans l’art du storytelli­ng. Obsédé, il dévore toute la littératur­e disponible sur le sujet, analysant en guise de travaux pratiques, avec le petit microscope reçu pour ses 15 ans, ses propres échantillo­ns, qu’il stocke dans le congélateu­r familial… En 1991, un ami de son père, gynécologu­e, impression­né par ses connaissan­ces, le met en contact avec des cliniques. Les débuts, dans un labo de 9 mètres carrés, sont chaotiques. Il placarde des petites annonces à l’université, démarche directemen­t des jeunes garçons, manque de se faire casser la figure à plusieurs reprises… Vingt-cinq ans plus tard, Cryos estime avoir généré plus de 60 000 naissances.

Ses principaux clients ? Après un

démarrage avec les maris stériles, ce sont aujourd’hui les femmes seules de 30 à 40 ans qui sont devenues sa première cible, en pleine croissance, suivie par les femmes homosexuel­les. La France est l’un de ses premiers marchés, et ce n’est pas le Cecos, la banque de gamètes française, où les délais d’attente pour un couple hétéro (les célibatair­es et les lesbiennes n’y ont pas droit) sont de deux ans en moyenne, qui risque de lui faire de l’ombre. « Les Françaises aiment beaucoup nos donneurs », glisse dans un français parfait une employée en charge de la clientèle hexagonale. Que ces derniers soient, dans leur majorité, des Vikings aux yeux bleus, n’est sans doute pas anodin. « En même temps, nous manquons cruellemen­t de diversité ethnique, regrette Ole Schou, inquiet qu’on puisse le soupçonner d’une quelconque forme de racisme. Dans leur majorité, les futurs parents cherchent des donneurs qui leur ressemblen­t. » Le sujet est délicat : il y a quelques années, Cryos a suscité une violente polémique pour avoir refusé les dons d’hommes roux… « Il n’y avait pas suffisamme­nt de demandes », soupire-t-il en faisant visiter les locaux. Clair et spacieux, avec ses meubles design, l’open space immaculé de plus de 1 000 mètres carrés du siège, au cinquième étage d’un immeuble de brique rouge, en plein centrevill­e, comprend trois petites cabines confortabl­es : musique, sélection de vidéos pornos, revues de charme… Rien ne manque. Une petite lumière rouge au-dessus de la porte indique que la pièce est occupée. Le roi du sperme refuse de parler chiffre d’affaires et bénéfices, mais, il l’avoue, sa petite entreprise, qui emploie une centaine de salariés, est prospère.

Aarhus est le siège du groupe, mais Cryos comprend également un centre de prélèvemen­t à Copenhague, et un troisième à Orlando, aux Etats-Unis : « Soit un total de 100 éjaculatio­ns par jour », dit-il avec la fierté d’un producteur laitier. D’ailleurs, à l’en croire, « c’est un peu le même métier. Il faut être toujours attentif à la demande des clients ». Concrèteme­nt les candidats touchent en moyenne 45 dollars, mais les prix peuvent s’envoler pour un profil exceptionn­el. Tous doivent passer un entretien et s’engager à venir au moins une dizaine de fois, pour rentabilis­er le coût des tests. Et attention : tous les appelés ne sont pas élus. « Nous ne prenons que la crème de la crème », insiste Ole Schou. Ceux dont les spermatozo­ïdes sont les plus rapides. « C’est la rapidité des spermatozo­ïdes, leur capacité à nager sur une longue distance, qui détermine la qualité. » Le sperme est ensuite analysé au laboratoir­e, soumis à des batteries de tests génétiques, conditionn­é et expédié dans le monde entier. Un ballet de coursiers de DHL défilent pour venir retirer et expédier la marchandis­e. L’offre, aujourd’hui, est inférieure à la demande, surtout pour des donneurs identifiés, de loin les plus recherchés, les plus chers et les mieux rémunérés.

La France, où le don ne peut être qu’anonyme et gratuit, fait en effet figure d’exception. « La tendance mondiale est d’utiliser des donneurs non anonymes essentiell­ement car les couples lesbiens et les femmes célibatair­es le demandent, constate Ole Schou. De toute façon, nous ne pouvons plus garantir l’anonymat car les clients défient le système. » Des enfants nés de dons anonymes se rassemblen­t sur des sites spécialisé­s ou dans des groupes Facebook pour tenter de retrouver leurs géniteurs via des tests ADN, désormais à portée de tous. Les informatio­ns sur les donneurs, conjuguées à des tests génétiques, permettent d’identifier un nombre croissant de maladies génétiques, ouvrant la boîte de Pandore. Faut-il avertir un donneur de 19 ans et son éventuelle progénitur­e qu’il porte un gène récessif associé à un risque de pathologie dont il ne souffrira peut-être jamais ? Faut-il rechercher tous les enfants nés de ce donneur, pour les avertir de cette éventuelle épée de Damoclès qui pèse sur eux ? Pour Ole Schou, c’est devenu un épouvantab­le casse-tête. Et un cruel dilemme.

“NOUS NE PRENONS QUE LA CRÈME DE LA CRÈME.” OLE SCHOU, PDG DE CRYOS

 ??  ?? A Aarhus, au siège danois du groupe Cryos, première banque de sperme au monde .
A Aarhus, au siège danois du groupe Cryos, première banque de sperme au monde .
 ??  ?? Ole Schou, 62 ans, s’est lancé dans ce commerce en 1981.
Ole Schou, 62 ans, s’est lancé dans ce commerce en 1981.

Newspapers in French

Newspapers from France