L'Obs

Les Touaregs attaquent

Depuis son émergence dans les camps militaires de KADHAFI il y a plus de trente ans, le groupe TINARIWEN a conquis la planète avec son BLUES DU DÉSERT. Rencontre

- Par GRÉGOIRE LEMÉNAGER

Tous les musiciens vous le diront : tourner dans le monde entier, de l’Australie au Japon en passant par l’Europe, c’est fatigant. Abdallah Ag Alhousseyn­i ne s’en plaint pas plus que ça : « Vous savez, nous sommes des nomades. Ce qui nous dérangerai­t le plus, c’est de nous réveiller chaque jour de l’année au même endroit. Quand j’étais enfant, jusqu’à mes 17 ans, ma famille avait un troupeau de chamelles, et les chameaux ne supportent pas les endroits sales. Donc, comme ils font leurs besoins là où ils dorment, il faut les changer de place au bout de huit jours. J’ai grandi dans un rythme comme ça. » Abdallah est un des chanteurs-guitariste­s de Tinariwen, ce fameux groupe touareg qui n’aime pas trop le mot « touareg » : il est arabe, eux sont berbères. Tinariwen signifie « les déserts », en tamasheq. C’est le pluriel de Ténéré.

Le 21 novembre dernier, soit un an et huit jours après l’attentat de 2015, les Tinariwen ont été parmi les premiers à remonter sur la scène du Bataclan. Leur copain Robert Plant, ex-leader de Led Zeppelin, n’était pas là pour les accompagne­r comme en 2007, mais ces rois mages du blues-rock se sont très bien passés de lui. Enveloppés dans leurs takakats de bazin, leurs chèches noirs savamment enroulés sur la tête, ils ont fait exactement ce qu’ils avaient à faire : un crescendo de riffs lancinants, de percussion­s hypnotique­s et de boucles pentatoniq­ues légèrement saturées, pendant que les youyous d’une choriste en longue tunique rouge pimentaien­t leurs voix gutturales. Entre les morceaux, pas

de grand discours sur la peste terroriste ni sur les combats de leur peuple ; juste une phrase invitant à « ne pas oublier vos amis touaregs qui vous attendent dans le désert ». Le public a adoré. Pour partager sa douleur et son désir de vivre, il arrive que la musique suffise.

« Le Bataclan est une salle faite pour jouer, dit Abdallah. C’est comme une ville où il y a eu un tremblemen­t de terre. Moi, ça me fait comme ça. » Cet homme-là s’y connaît en catastroph­es. Il vient d’une région où « il y a toujours un problème pour te faire partir ». C’est celle de Kidal et de l’Adrar des Ifoghas, qui est un bastion de résistance à l’Etat malien depuis la décolonisa­tion. Le père d’Ibrahim, Ag Alhabib, fondateur et leader de Tinariwen, y a été arrêté et tué en 1963. Ibrahim avait 4 ans. Dans un beau documentai­re de Jérémie Reichenbac­h consacré aux « Guitares de la rébellion touareg », il raconte n’avoir jamais oublié les exécutions publiques que la population était « obligée d’applaudir ».

Tinariwen vient de cette histoire-là. Le groupe a beau puiser ses influences à la fois dans la musique arabe, la country américaine, Hendrix et Presley, ce n’est pas tout à fait un gang folkloriqu­e de babas cool mondialisé­s qui soigne son blues au thé vert. Dans les années 1980, plusieurs de ses membres sont passés par les camps d’entraîneme­nt de Kadhafi en Libye. Certains ont déserté plutôt que d’aller combattre au Liban ou en Palestine, d’autres non. A leur retour au pays, plusieurs ont fait de la prison. Ils ont alors pris les armes contre l’armée malienne, tout en enregistra­nt des chansons dont « 90% des textes soutenaien­t la rébellion ». Elles disaient : « Ils ont tué nos parents, les nouveau-nés et les troupeaux/63, rappelez-vous de son histoire ». Ou encore : « La révolution est un long fil/facile à tordre mais difficile à tendre. » Leur diffusion était interdite, mais allez donc interdire dans le désert. Abdallah est tombé dessus : « Il n’y avait pas de musique chez nous. Ma famille était trop attachée à la religion. On chantait juste les chansons du Prophète. Mais moi, dans les années 1985, j’ai été un peu frappé par les histoires de la rébellion. Des messages très forts circulaien­t dans le désert, du Sud algérien au Niger. C’est ça qui m’a poussé à écouter des chansons et à m’intéresser aux guitares pour faire la même chose. » Il a appris à jouer en reprenant du Tinariwen, puis intégré le groupe en 1987. Fatalement, sa famille a d’abord peu apprécié : « J’étais le premier à m’aventurer à faire ce genre de trucs. Mais après, dans les années 1990, la rébellion a intéressé tout le monde. Il n’y avait plus de décalage avec ma famille. Celui qui chantait les chansons de la rébellion devenait le bienvenu. » Trente ans plus tard, les Tinariwen chantent toujours en tamasheq, et même si pas grand monde ne saisit ce qu’ils racontent, leurs étranges mélopées ont traversé toutes les frontières. Robert Plant et Herbie Hancock ont enregistré avec eux. Ils ont des fans comme Damon Albarn, Thom Yorke, Elvis Costello, Carlos Santana. Ils ont remporté un Grammy Award en 2011. Ce n’était pas gagné d’avance. Comme les amplis poussent peu dans le désert, eux ont inventé leur son en branchant leurs guitares sur des radiocasse­ttes : « Il y a une entrée où tu peux mettre le jack. Quand tu mets le “play” et pas de cassette, ça sort dans les enceintes. Le son est pourri mais tu n’as pas le choix, donc pour toi c’est le meilleur son. »

Ces dernières années, les islamistes d’Ansar Dine ont établi leurs bases dans l’Adrar des Ifoghas. « Des gens chassés d’Algérie que l’Etat malien a laissés s’installer à condition qu’ils ne fassent pas de dégâts. Sauf qu’ils n’étaient pas là pour le commerce des vaches ni des moutons. Ils achetaient des armes. » En 2013, un musicien du groupe a été attrapé, puis relâché au bout de quelques semaines. Il n’était plus question de jouer en plein air. Plus question non plus d’amener des Occidentau­x. « Le Ténéré est devenu un plateau d’épineux où se battent les éléphants, écrasant l’herbe de leurs pieds », psalmodien­t douloureus­ement les Tinariwen sur leur nouvel album, « Elwan » (« éléphant », en tamasheq). Ils sont allés l’enregistre­r dans d’autres déserts : une partie au Maroc, avec des Gnaouas, dans une oasis au-delà de Ouarzazate ; l’autre à Joshua Tree, dans le repaire californie­n des Queens of The Stone Age, où sont récemment passés Iggy Pop, PJ Harvey et les Arctic Monkeys. C’est pourquoi on entend ici et là, sur le disque, des pointures du stoner rock américain comme Kurt Vile, Mark Lanegan ou Matt Sweeney. Le résultat groove comme une transe chamanique rythmée par le pas chaloupé des chameaux. Tinariwen a décidément l’art de mettre de l’électricit­é dans la mélancolie.

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Le groupe sur scène peu après la réouvertur­e du Bataclan, en novembre dernier.
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