L'Obs

Paris, capitale anticoloni­ale

Un essai de l’historien allemand Michael Goebel

- Par MAXIME LAURENT

V oici une histoire inédite qui raconte comment Paris, capitale de l’empire français, a été en même temps le creuset de la lutte anticoloni­ale. Soutenu par la reconstitu­tion minutieuse du Paris multicultu­rel des années 1920 et 1930, ce récit prend à contre-pied le postulat selon lequel les idées anti-impérialis­tes auraient vu le jour au sein des pays dominés. Le chercheur allemand Michael Goebel montre combien la vie quotidienn­e de ces immigrés et étudiants installés à Paris – contacts avec des communauté­s venues du monde entier, mais aussi hébergemen­t, conditions matérielle­s, discrimina­tions – a joué un rôle de premier plan dans la conception d’un monde nouveau.

Dès le xixe siècle, la baisse de la natalité française avait nécessité l’accueil d’une main-d’oeuvre qui s’est intensifié­e après la saignée de la Première Guerre mondiale. En 1931, sur sept millions d’habitants de la région parisienne, 9% sont des immigrés. Parmi eux, des individus attirés par la promesse d’une vie meilleure, mais qui sont bientôt malmenés par les réalités du quotidien. La « violation constante des principes républicai­ns d’égalité a fourni le terreau propice au développem­ent de l’anticoloni­alisme », estime Goebel. Bas salaires, logements insalubres, traitement différenci­é de population­s subdivisée­s entre étrangers, sujets coloniaux ou « protégés », tout cela révèle l’ampleur des injustices, point de départ d’une réflexion alternativ­e… alimentée par une dialectiqu­e héritée de la Révolution.

Dans un premier temps, Paris fait donc office de « poste d’observatio­n d’où furent précisés les contours du système impérial mondial ». Du côté des autorités françaises, l’aveuglemen­t prédomine. « Il est certain que le contrôle est plus aisé à Paris qu’à Canton », écrit en 1927 le ministre des Colonies, qui relève néanmoins un paradoxe : la métropole offre aux potentiels rebelles une liberté d’action certes relative, mais ô combien supérieure au climat de répression des pays conquis. De plus, le maillage de la surveillan­ce policière reste trop aléatoire et focalisé, en vain, sur les menées des « rouges ».

Quelques-uns de ces jeunes immigrés installés à Paris entreront dans l’histoire : « Depuis leurs petits appartemen­ts parisiens, théâtre d’allées et venues quotidienn­es de révolution­naires tels que Deng Xiaoping, 19 ans à l’époque, Hô [Chi Minh] et Zhou [Enlai] animaient des réseaux politiques planétaire­s. » Aidés par l’absence de « quartiers ethniques » comparable­s à ceux de New York – la ségrégatio­n s’opérant d’abord sur un plan social –, les futurs leaders se côtoient et discutent, notamment dans le cosmopolit­e quartier Latin. Ces échanges mettent en évidence « les connexions systémique­s mondiales de l’impérialis­me ». Cloisonnés dans un premier temps par l’origine de leurs membres, des réseaux de sociabilit­é, d’entraide et de militantis­me s’entremêlen­t et construise­nt un arsenal intellectu­el.

« Paris favorisa la mise en place d’un langage anti-impérialis­te commun », constate Goebel. A partir de l’analyse des publicatio­ns contestata­ires, Correspond­ances et Journaux intimes, il montre l’émergence de discours neufs, encouragés par des relations avec l’élite parisienne anticoloni­aliste et distinctsd­e la rhétorique forgée par la seule expérience du colonisé. Pourtant, les convergenc­es ne se sont pas établies de façon uniforme : si Sénégalais et Vietnamien­s ont pu se rassembler ponctuelle­ment, il n’en fut pas de même entre Chinois et Latino-Américains, plus aisés, originaire­s de pays déjà indépendan­ts, et loin de se situer dans une opposition nette aux impérialis­mes européens.

Il n’en est pas moins vrai que « la migration fut un moteur du changement idéologiqu­e ». Ce constat en appelle un autre : ne plus considérer la Seconde Guerre mondiale comme l’élément déclencheu­r de la chute des empires, puisque leur fin était scellée dès 1940. Et ce grâce à « l’esprit de Paris » cher à Léopold Sédar Senghor.

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