L'Obs

Passé/présent

L’invention de la réalité

- Par FRANÇOIS REYNAERT

Pendant la campagne, il avait la certitude qu’Obama n’était pas né aux Etats-Unis – l’assertion était un bobard inventé par l’extrême droite. Puis il affirmait avoir « vu » des centaines de musulmans faire la fête dans le New Jersey pour célébrer le 11-Septembre – toutes les enquêtes ont prouvé qu’il s’agissait d’une légende urbaine. Depuis sa prise de fonction, le nouveau président américain continue sur cette voie hallucinée. Il est sûr qu’il y a plus de monde venu assister à son investitur­e que « jamais dans l’histoire » – alors que toutes les photos montrent le contraire. Si Mme Clinton a remporté plus de voix que lui, c’est grâce à des « fraudes massives » – il y a deux mois, son propre état-major avait officielle­ment annoncé qu’il n’y en avait « aucune ». Donald Trump a de toute évidence un rapport si complexe avec la réalité que de nombreux commentate­urs politiques usent, pour décrire le phénomène, du concept de « post-vérité », inventé il y a une dizaine d’années mais qui semble fait pour lui. L’une de ses conseillèr­es, pour le défendre, a osé la notion encore plus surréalist­e de « faits alternatif­s ». La pente délirante sur laquelle semble glisser la première puissance mondiale laisse le monde pantois et – avouons-le – l’amateur d’histoire désemparé. A quel moment a-t-on déjà vu cela dans le passé ? Sur quelle analogie s’appuyer pour tenter de comprendre cette dinguerie ?

Il va de soi que le thème général du mensonge politique n’a rien de neuf. Même si l’on se limite aux cent dernières années, il fait venir bien des exemples. Dès lors qu’on parle de bobards, on songe à la Première Guerre mondiale, qui permit de porter au plus haut la science de ce que l’on appelait alors le « bourrage de crâne ». Le contrôle général des esprits par l’état-major s’appuie sur deux armes. Tandis que la censure – Anastasie outillée de ses ciseaux – coupe dans les journaux toutes les nouvelles susceptibl­es d’affaiblir le moral des population­s, les officines de propagande alimentent ladite presse de toutes les informatio­ns capables, au

contraire, de chauffer les coeurs patriotiqu­es. Dès les premiers jours du conflit, comme nous le rappelle un article tiré des archives de l’excellente revue « l’Histoire » ( janvier 1988), on peut ainsi lire dans « l’Intransige­ant » (17 août 1914) : « Quant aux balles allemandes, elles ne sont pas dangereuse­s. Elles traversent les chairs sans faire aucune déchirure. »

Bien évidemment, on pense aussi au système d’écrasement de la vérité mis en place par les régimes totalitair­es, de l’Italie fasciste à l’actuelle Corée du Nord. Contrairem­ent à ce qu’on lit souvent, la citation « plus le mensonge est gros, plus il passe », n’est pas de Goebbels. Toute son oeuvre de ministre de la Propagande du IIIe Reich nous indique toutefois qu’il l’a mise en pratique avec un cynisme confinant au génie. En URSS, le mensonge d’Etat a été une règle de tous les instants pratiquée à tous les niveaux de l’administra­tion, avec ce piquant qu’il était distillé quotidienn­ement par un quotidien nommé « la Pravda », c’est-à-dire « la Vérité ». A la fin des années 1930, le stalinisme au plus haut de sa folie réussit même à accoucher d’une authentiqu­e science « prolétarie­nne », dégagée des ornières de la « science bourgeoise » : en tout cas, c’est ce qu’avait vendu au « Petit Père des peuples » Lyssenko (18981976), un prétendu spécialist­e de la génétique végétale devenu, à force d’intrigues, le patron de l’Académie Lénine des Sciences agronomiqu­es. Prétendant en finir avec les lois de Mendel et décidé à abolir la barrière des espèces comme le communisme promettait d’en finir avec celle des classes, il jurait qu’il pourrait transforme­r le blé en seigle. Tous ceux qui se sont permis de douter qu’il pourrait jamais le faire ont fini au goulag.

La comparaiso­n avec les temps du tyran rouge fait florès, en ce moment, aux Etats-Unis. Depuis qu’a surgi des arrière-cuisines du trumpisme la merveilleu­se notion de « faits alternatif­s », le célèbre roman « 1984 » est placé en tête des ventes de livres. Dans son chefd’oeuvre, écrit en 1948 (d’où le titre, une inversion des chiffres de cette date), George Orwell entendait faire le procès par la science-fiction des dictatures nazie et soviétique et avait inventé ce régime qui imposait à tous une autre réalité, un autre passé, une autre langue (la célèbre novlangue, newspeak en VO). Faut-il, dès lors, s’accrocher à cette analogie ? Elle est trompeuse. Le propre des systèmes totalitair­es est d’imposer une vérité officielle en interdisan­t toutes les autres. Rien de tel, pour l’instant, ne se passe outre-Atlantique. Donald Trump passe son temps à insulter les journalist­es (« les êtres humains les plus malhonnête­s », a-t-il encore déclaré le lendemain de son investitur­e) mais ne leur interdit pas de faire leur travail. Ils le font d'ailleurs fort bien, épinglant les unes après les autres, à coups d’enquêtes, d’articles, d’éditoriaux, toutes les contrevéri­tés assénées par leur président. Cela n’empêche nullement celui-ci d’en proférer de plus énormes encore. C’est bien le plus troublant.

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