L'Obs

“LE FN DISPOSE D’ÉLECTEURS PARTOUT SUR LE TERRITOIRE”

Depuis un an, tous les sondages qualifient systématiq­uement Marine Le Pen pour le second tour de la présidenti­elle. “C’est du jamais-vu”, précise Pascal Perrineau, spécialist­e de l’extrême droite, qui analyse l’ancrage de l’électorat frontiste, très fort

- Par CAROLE BARJON

Marine Le Pen va-t-elle profiter à votre avis de l’affaire Fillon?

Il faut attendre une dizaine de jours pour mesurer sérieuseme­nt les conséquenc­es de cette affaire, car les sondages à chaud sont toujours trompeurs. Mais elle profitera sans doute d’abord au Front national, car François Fillon était un verrou à la progressio­n de Marine Le Pen. Ce verrou a pu être endommagé. Quelle sera l’ampleur de la décrédibil­isation du candidat Fillon ? Cela dépend en partie de ce que fera la France taiseuse de province…

La candidatur­e de François Fillon peut-elle malgré tout la gêner?

Oui, car quoi qu’elle en dise, il lui est plus difficile de trouver une nouvelle clientèle dans cette France conservatr­ice séduite par François Fillon. Cela dit, si la victoire de Fillon a enrayé la dynamique Le Pen, elle ne l’a pas arrêtée. Il lui a pris 2 à 3 points dans la foulée de son élection. Elle les a certes vite retrouvés, mais c’est quand même un signe qu’elle aura du mal à élargir son assise.

Pourtant, le programme économique et social très libéral de Fillon est du pain bénit pour le Front national, dont le programme se veut très social, très protecteur?

Ce devrait effectivem­ent être le cas. Le « choc libéral » proposé par François Fillon est, en principe, un point positif pour Marine Le Pen. Toutes les catégories sociales, épouvantée­s par les conséquenc­es de la mondialisa­tion et qui cherchent d’abord de la protection resteront, en effet dans le giron du FN et continuero­nt de lui faire confiance car il se présente en défenseur de la puissance publique. Mais dans les milieux catholique­s, la victoire de Fillon lui a fait du tort. Le FN a perdu des électeurs chez les catholique­s pratiquant­s, où il n’obtient que 16% des voix, quand Fillon en capte 48%. En outre, l’électorat des gens âgés de plus de 65 ans résiste depuis longtemps à l’attraction du Front national. Or, c’est une catégorie sociale qui vote plus que les autres. C’est la force de François Fillon, qui, lui, l’a massivemen­t ralliée à lui. Mais, de ce point de vue, le candidat des Républicai­ns doit aussi faire attention : sa propositio­n sur la Sécurité sociale a inquiété les gens âgés, très concernés par la protection sociale. L’enjeu pour Marine Le Pen étant d’élargir sa base électorale, elle cherchera à séduire cet électorat.

La cote de Marine Le Pen dans les sondages ne s’effrite pas. Comment l’expliquez-vous?

Nous en sommes à la dixième vague de nos enquêtes (1), et Marine Le Pen fait toujours la course en tête. Elle arrive en premier dans nos sondages d’intentions de vote, quel que soit le cas de figure. Avec 25% à 26% des intentions de vote, elle devance à la mi-janvier François Fillon, qui oscille entre 23% et 25% et Emmanuel Macron, qui obtient entre 17% et 21%.

Serait-elle indéboulon­nable?

En tout cas, sa situation est d’une grande stabilité depuis trois ans. Le Front national est le premier parti de France en nombre de voix depuis les élections européenne­s de 2014, position confirmée lors des élections départemen­tales et régionales. Son électorat fait désormais partie des grands électorats français structurés. Depuis un an, Marine Le Pen est systématiq­uement qualifiée pour le second tour de la présidenti­elle. C’est du jamais-vu par rapport aux élections présidenti­elles précédente­s.

Comment cette solidité s’explique-t-elle ?

Elle dispose de l’électorat le plus fidélisé – contrairem­ent à celui des autres candidats, qui est plus flottant –, et il est bien enraciné dans la société française. C’est d’abord un électorat jeune, sensibleme­nt plus que celui d’Emmanuel Macron. Marine Le Pen arrive en tête chez les 18-24 ans. Ce sont des jeunes dont on parle rarement : en stage d’apprentiss­age, en galère sur le marché du travail ou au chômage. Ensuite un électorat populaire : elle recueille aux alentours de 40% des intentions de vote chez les ouvriers se disant certains d’aller voter, plus de 30% chez les employés. Chez les chômeurs, elle arrive de loin la première. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le FN demeure le vecteur d’expression politique et électorale de tous ceux qui se sentent en perte de repères. Plus de 40% des électeurs qui disent qu’ils n’arrivent pas à s’en sortir avec les revenus du ménage ont l’intention de voter le Pen. C’est aussi le cas de 28% de ceux qui gagnent moins de 1 250 euros par mois, de 31% des locataires d’un logement HLM. Le FN est, d’une certaine manière, devenu le « parti de la classe ouvrière ». C’est si vrai qu’il n’attire que 15% des électeurs qui ont les revenus les plus élevés (plus de 6 000 euros par mois) et seulement 11% dans l’aristocrat­ie du diplôme (bac+4 et grandes écoles).

Mais tous ceux qui se sentent en souffrance pourraient se réfugier dans l’abstention…

Oui, si la souffrance de ces Français s’était muée en indifféren­ce. Mais elle s’est muée en une colère qui n’a jamais été aussi violente. La force de Marine Le Pen est précisémen­t d’avoir réussi à canaliser cette colère. Elle en a fait une arme. Son exploit, si l’on peut dire, est d’avoir réussi à faire rester ces Français dans le système politique et électoral, alors qu’elle ne cesse de dénoncer le « système ». Sa limite est qu’elle reste une puissance solitaire. Or, dans le régime de la Ve République, il faut des alliés pour gouverner.

La question de l’immigratio­n est-elle toujours la première des motivation­s des électeurs du Front national?

Elle reste une des premières, mais elle est étroitemen­t mêlée à la question du terrorisme. Dans l’ensemble de l’électorat, l’immigratio­n est maintenant le troisième enjeu, derrière celui du terrorisme, cité en premier, et du chômage. L’avenir de la protection sociale est en quatrième position. Cette importance des enjeux du terrorisme et de l’immigratio­n est facilement explicable : les attentats et la crise des migrants ont fait leur oeuvre. Dans les années 1980, l’aspiration sécuritair­e et la peur de l’étranger suffisaien­t à identifier l’électeur du Front national. Aujourd’hui, la lutte contre l’insécurité n’est même plus un sujet de débat. De part et d’autre de l’échiquier politique, tout le monde a admis que le droit à la sécurité était un droit essentiel. Enfin et surtout, les positions du FN sur la sécurité et l’immigratio­n passent mieux qu’autrefois car il se fait le relais des préoccupat­ions des « gens d’en bas » en matière sociale, ce qui n’était pas le cas auparavant. Le Front national mérite donc mieux son nom aujourd’hui. Il est en effet devenu un parti national, au sens géographiq­ue du terme : il dispose d’électeurs partout sur le territoire et, aux élections, il aligne partout des scores à deux chiffres.

“LE FN SE PRÉSENTE EN DÉFENSEUR DE LA PUISSANCE PUBLIQUE.” PASCAL PERRINEAU

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