« Mein Kampf » a-t-il engendré le nazisme?
Les livres de Claude Quétel et de Frank Bajohr
C essons de considérer « Mein Kampf » comme un livre fourre-tout et mal écrit. Telle est la conclusion principale de Claude Quétel, auteur d’un essai analysant la genèse et l’impact du sulfureux document publié en 1925, suivi d’un deuxième tome paru l’année suivante, puis d’un troisième, inachevé et édité en 1961. « Derrière sa vision millénariste aux contours flous se tenait un ensemble d’idées reliées entre elles et qui, si odieuses et irrationnelles fussent-elles, se cristallisèrent vers le milieu des années 1920 pour former un système », assure le chercheur.
Né dans une prison plutôt confortable où séjourna treize mois durant un putschiste raté, cet « essai besogneux » fut éreinté par la critique, moqué et peu vendu à sa sortie. Les rares lectures de son auteur, nourri de penseurs fumeux, se trouvent synthétisées au fil de chapitres truffés de digressions, de dissimulations et de formules ridicules, évoquant par exemple « les pinces de cette vipère qui vous enlace ». Mais, au-delà de la forme, le « manifeste théorique » constitue bien l’énoncé de « l’essence du nazisme », fait d’une propagande personnelle destinée à faire de Hitler l’« élu » qu’attendait l’extrême droite allemande, mais aussi d’un ultranationalisme s’appropriant de vieilles théories racialistes.
Diffuse dans la société et au coeur de la pensée de Hitler, la haine viscérale du « Juif » – évoqué à 466 reprises en quatre cents pages – représente en effet la finalité d’une « lutte impitoyable » pour « le salut de l’humanité ». Dans ce but, l’alliance avec l’Italie fasciste et l’Angleterre, l’exaltation de la guerre, la conquête d’un « espace vital » à l’Est, la désignation de « l’hydre française » comme « ennemi mortel » et l’éradication des « races inférieures » devaient permettre l’avènement d’un « peuple de maîtres ».
Présage de la barbarie, « Mein Kampf » fut traduit dans quatorze pays entre 1933 et 1939. Elevé au statut de texte sacré avec la prise du pouvoir, il s’est écoulé à 12,5 millions d’exemplaires dans le Reich jusqu’à 1945. En France, l’intelligentsia se montra plutôt légère, voire complaisante vis-à-vis du livre, vendu à la hussarde par une maison d’extrême droite (soutenue par 5 000 préventes consenties à la Ligue internationaliste contre l’Antisémitisme), mais interdit pour… non-respect du droit d’auteur ! Disponible depuis la guerre dans le monde entier, remportant « un grand succès » dans le monde arabe, en Inde, et plus encore sur internet, l’ouvrage a poursuivi sa carrière. Interdit de réimpression jusqu’en janvier 2016 par le Land de Bavière, détenteur des droits, mais disponible dans des bibliothèques outre-Rhin, sa republication risquerait pour beaucoup de relancer une « contagion nazie ». Les Editions Fayard annoncent une nouvelle traduction, assortie d’un appareil historique, pour l’année prochaine… Le débat risque d’être vif.
« Mein Kampf » a-t-il engendré le nazisme à lui seul ? « Tout n’est pas écrit, mais tout y est dit », résume Quétel. Le programme annoncé n’aurait pu amorcer sa concrétisation sans une somme de circonstances rappelées par l’historien. Ces jours-ci, un autre ouvrage montre que le nazisme a pu compter sur d’autres vecteurs de diffusion. La corruption, étudiée par Frank Bajohr, fut un de ces éléments structurants. Destructeur des normes morales héritées de l’humanisme, le IIIe Reich fut de facto un régime criminel. Grâce à la structure clanique du parti, un « système organisé d’abus de pouvoir » a ainsi enraciné l’économie politique de l’Etat nazi. Népotisme, détournements, puis spoliations et pillages auxquels participeront des pans entiers de la population, s’intégreront « de façon fonctionnelle » à la mise en oeuvre de la Shoah.
« Si les nazis condamnaient officiellement la corruption, ils n’agissaient nullement en conséquence », précise Bajohr. Et pour cause : au sommet, Hitler « consolidait sa position charismatique à coups de dons, d’avantages et d’allocations ». En dépit des dégâts budgétaires et économiques inhérents à la corruption, l’absence de contrôle fut bien un efficace moyen de contrôle. Au fond, « Mein Kampf » légitima aussi cela.