L'Obs

Enquête

A quoi sert la Fémis?

- Par DAVID CAVIGLIOLI

“La Fémis fabrique une élite nationale. Peu d’étudiants, auxquels on donne les meilleurs moyens.” CLAIRE SIMON

Dans le documentai­re qu’elle consacre au concours d’entrée à la Fémis, Claire Simon montre l’oral d’un barman qui veut devenir producteur de cinéma. Le jeune homme a réussi les deux premiers tours. Pour cette dernière épreuve, il doit séduire des cinéastes, producteur­s, technicien­s, dont certains enseignent à l’école. Il est costaud, abrupt dans sa façon de parler, d’autant qu’il est nerveux, habillé comme un nightclubb­er tropézien. Il raconte avec une énergie sarkozyste son parcours de self-mademan, travailleu­r acharné (« douze heures par jour, six jours sur sept »), parti de rien, jouant sa vie. Son personnage est aussi stéréotypé que ceux des autres candidats, mais son stéréotype à lui détonne en ces lieux. Ce n’est pas tant une affaire de classe sociale que de façon d’être. Sans doute a-t-on vu, au cours du film, d’autres jeunes gens pauvres et venant de loin, mais rien ne le disait chez eux. Lui est une minorité visible. Quand il sort de la salle, un juré avance que s’ils le laissent entrer à la Fémis, « ça va être un carnage ». Un autre le qualifie de « militaire du travail », sans que ça passe pour une remarque élogieuse. Quelqu’un lance : « Il me fait peur », et ajoute qu’il sera malheureux à l’école. Mais une jurée prend sa défense. Elle reproche à ses camarades de le disqualifi­er parce qu’il est un « bouseux ».

Chaque année, près de 1200 personnes se présentent au concours général de la Fémis, pour quarante places. Plus qu’il ne montre une école de cinéma, le film de Claire Simon documente un processus de sélection et de classement, et se demande ce qu’on choisit quand on choisit quelqu’un. Les épreuves sont montrées dans toute leur étrangeté, à commencer par l’épreuve de réalisatio­n, où le candidat tétanisé doit faire semblant de tourner une scène imposée, dans un décor pas très beau, avec des comédiens qu’il voit pour la première fois. (Beaucoup d’épreuves consistent, au bout du compte, à bien feindre de faire du cinéma.) Surtout, le film montre des sélectionn­eurs incertains de leurs propres critères de sélection. Une correctric­e reproche à une autre d’être sévère avec une candidate parce qu’elle ne peut « pas l’encadrer ». Hormis pour les épreuves écrites, le concours est livré à tous les sortilèges de la rencontre humaine. Le charme de l’évalué joue un rôle inévitable dans l’évaluation. Il faut savoir se raconter. Or les bourgeois sont souvent les meilleurs à ce jeu-là.

60 000 EUROS PAR AN ET PAR ÉTUDIANT

A la fin du mois de janvier, on rencontre Claire Simon dans un café, à Paris. Elle voulait « montrer comment des vieux se racontent qu’ils choisissen­t leurs héritiers, et comment des jeunes gens désespérés viennent là pour sauver leur vie ». Elle déclare avoir eu des difficulté­s à faire le film. La direction de l’école a encouragé le projet, mais beaucoup d’élèves et de profs ont refusé la présence de sa caméra, ce qui la rend amère. (« Les dominants n’aiment pas être filmés », dit-elle.) Le film a été projeté à la Fémis, où elle a dirigé le départemen­t réalisatio­n. Il a été mal accueilli. Beaucoup lui reprochent de régler des comptes, de manquer de délicatess­e vis-à-vis des étudiants – notamment de l’ancien barman, qui a réussi le concours et qu’on dit blessé par la séquence. Claire Simon reconnaît que lorsqu’elle va dans les locaux montmartro­is de l’école les élèves ne lui adressent pas la parole.

« Nous montrer comme une école pour grands bourgeois, c’est injuste, reproche une responsabl­e de l’établissem­ent. On se prend la tête pour que le concours soit le plus juste possible. Beaucoup de nos élèves vivent sans un sou. La dénonciati­on des puissants, ça va. On parle de gens qui vont faire des films, pas de gens qui vont avoir les codes de la bombe nucléaire. » Pour Claire Simon, « ce n’est pas le film qui est cruel, c’est le concours. Il répond à une vieille idée napoléonie­nne : la fabricatio­n d’une élite nationale. Peu d’étudiants, auxquels on donne les meilleurs moyens. Ce sont les étudiants les plus chers de France après les élèves artificier­s de l’armée de l’air. [Vieille rumeur qui circule à la Fémis, pas tout à fait vraie. L’énarque coûte 80 000 euros par an ; le fémisien, 60 000 ; le coût d’un élève de l’Ecole de l’Air est inconnu.] Il faut donc les choisir, ces étudiants. Je ne juge pas du degré de reproducti­on sociale ou de méritocrat­ie. Je regarde simplement comment on passe de 1 200 personnes à 40. »

« Le Concours » est tout de même un film sévère, qui arrive paradoxale­ment à un moment où la Fémis fait des efforts pour s’ouvrir. Elle accueille un tiers de boursiers, et 80% de ses étudiants viennent de province. Elle a créé un « programme égalité des chances » qui forme gratuiteme­nt les étudiants de ZEP au concours, et a ouvert une résidence pour ceux qui n’ont pas les diplômes requis pour le passer. Elle prend de plus en plus d’étrangers. On le sent d’ailleurs dans le film de Claire Simon : les examinateu­rs s’efforcent de fuir les profils « formatés Fémis » – ce qui encourage ironiqueme­nt les candidats à un formatage du non-formatage.

L’école s’ouvre, et son cinéma s’en ressent. La comédie, l’animation ou le fantastiqu­e prennent peu à peu leur place. Au Festival de Clermont-Ferrand, le plus grand festival français de court-métrage, où la Fémis est traditionn­ellement bien représenté­e, s’est récemment tenue une rétrospect­ive pour les trente ans de l’école. « On sent un nouveau souffle, dit Jérôme Ters, le sélectionn­eur qui s’est chargé de la programmat­ion. Il y avait

auparavant une consanguin­ité un peu pesante. L’école est sortie de son espace traditionn­el, très formaliste et parisien. » Le « film Fémis » n’est plus cette « suite de plans fixes sur un couple qui s’autoanalys­e dans une chambre de bonne », comme le résume une figure de l’établissem­ent. Il est obsédé par la province oubliée, la France des lotissemen­ts et des parkings sans horizon spirituel. « Au point que ça devient un tic, dit Alain Bergala, le critique en chef de l’école, venu des “Cahiers”, qui voit tous les films réalisés et les commente. Parfois j’ai envie de leur dire : refaites-nous un peu de Rohmer, ça avait du charme. »

“OZON, LVOVSKY, BERCOT, SCIAMMA…”

Depuis trente ans qu’elle existe, la Fémis n’a pas cessé de lancer des carrières de cinéastes : Solveig Anspach, François Ozon, Arnaud des Pallières, Emilie Deleuze, Noémie Lvovsky, Emmanuel Mouret. Plus récemment Emmanuelle Bercot, Céline Sciamma, Rebecca Zlotowski. « Un cinéma qui n’est ni hermétique ni immédiatem­ent commercial, dit Olivier Ducastel, actuel directeur du départemen­t réalisatio­n. Cette diversité du cinéma français, on la doit au fait que de jeunes cinéastes peuvent faire leurs armes ici, en dehors du système mercantile. C’est la grosse différence avec l’étranger, où les élèves financent leur film sur le marché. » Alain Bergala, qui remet chaque année aux nouveaux arrivants une liste de grands films censés combler les trous de leur cinéphilie, trouve au contraire que ses étudiants « intérioris­ent les contrainte­s du marché », et sont pour la plupart rendus au « naturalism­e banal qui a envahi les salles sous la pression des distribute­urs. On n’arrête pas de leur dire : sortez de ça, mettez du romanesque. En même temps, ils savent ce qui les attend quand ils sortent ».

Ces temps-ci, tout le monde reconnaît que l’école est dans « une période faste ». Au dernier Festival de Cannes, une centaine

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 ??  ?? LE CONCOURS, par Claire Simon (en salles le 8 février).
LE CONCOURS, par Claire Simon (en salles le 8 février).
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