L'Obs

Bruckner-Roy, la querelle de l’islamophob­ie

C’est une bataille sémantique à travers laquelle se joue notre regard sur l’islam en France. Le politologu­e Olivier Roy a accepté de dialoguer sur la notion d’“islamophob­ie” avec l’essayiste Pascal Bruckner, qui publie “Un racisme imaginaire”

- Propos recueillis par MARIE LEMONNIER

I slamophobi­e : littéralem­ent « peur de l’islam ». Depuis quinze ans, la notion divise la pensée française. Pour ceux qui en ont fait leur cheval de bataille (en particulie­r le CCIF, le Collectif contre l’Islamophob­ie en France), elle permet de désigner une nouvelle forme de racisme qui ne dit pas son nom. Pour ceux qui la contestent (Gilles Kepel, Caroline Fourest, Alain Finkielkra­ut…), elle est une constructi­on des islamistes, une « arme d’intimidati­on massive », estime Pascal Bruckner, destinée à faire taire toute critique sur l’islam. L’auteur du « Sanglot de l’homme blanc » publie ces jours-ci un nouvel essai virulent, « Un racisme imaginaire » (Grasset), pour réprouver, voire bannir, l’usage du mot. Nous avons proposé au grand spécialist­e de l’islam Olivier Roy – qui ne s’était jamais encore exprimé sur le sujet – de venir débattre avec lui. Si tous deux pointent les failles du concept, ils défendent deux visions diamétrale­ment opposées des réalités qu’il

recouvre et de l’évolution de l’islam dans nos sociétés. L’un nous prédit des heures toujours plus sombres, l’autre nous donne les raisons d’espérer une paix sociale. Entretien. Pascal Bruckner, contrairem­ent à ce que vous souteniez depuis 2003 à la suite de Caroline Fourest, vous ne situez plus l’origine du mot « islamophob­ie » chez les mollahs iraniens au moment de la révolution islamique, mais à l’époque coloniale. Pourquoi réfutez-vous ce concept? Pascal Bruckner J’avais en effet défendu cette thèse, jusqu’à ce que paraisse le livre de Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, « Islamophob­ie. Comment les élites françaises fabriquent le “problème musulman” » (La Découverte, 2013, et 2016). Ceux-ci font état du terme dans des rapports d’administra­teurs coloniaux des années 1910. « Islamophob­ie » et « islamophil­ie » sont donc deux expression­s assez anciennes dans la tradition française. Mais cela ne change rien au problème car le mot a été littéralem­ent réinventé par les musulmans britanniqu­es après l’affaire des « Versets sataniques », à la fin des années 1980. Il a été transformé en délit d’opinion pour accuser de racisme quiconque soutenait l’écrivain Salman Rushdie ou se permettait de critiquer l’islam. C’est sa renaissanc­e sous forme de grief juridique qu’il m’a paru utile de dénoncer. Cette notion amalgame de manière scandaleus­e deux réalités fort différente­s : la nécessaire critique de la religion, de ses dogmes et de ses pratiques, et la persécutio­n des croyants, qui est condamnabl­e. Si la France a longtemps hésité à utiliser le mot, il s’est répandu comme une traînée de poudre dans le monde anglo-saxon. Et il est désormais accepté par les médias, par toutes les organisati­ons antiracist­es, la Ligue des Droits de l’Homme… C’est donc une bataille en apparence perdue, mais que j’ai envie d’engager. Je voudrais qu’on suspende l’usage du terme ou qu’on l’emploie avec des guillemets, pour montrer que derrière l’accusation de racisme, il y a en réalité la volonté de rendre l’islam intouchabl­e, au contraire de toutes les autres religions. Olivier Roy Si le terme « islamophob­ie » est passé dans le discours polémique, il n’a jamais été reconnu par les tribunaux et n’est pas près de l’être par le Parlement. On peut tout de même observer que si le but était de réduire au silence les contempteu­rs de l’islam, il est passableme­nt raté! Quand vous trouvez dix unes du « Point » l’an dernier sur la « menace de l’islam », systématiq­uement accompagné­es d’une image de femme en burqa, ça crée une atmosphère d’hostilité sans nuance. Et c’est ça qui domine les médias, pas la complaisan­ce… Personnell­ement, je n’emploie pas le mot « islamophob­ie » parce qu’il est ambigu. Il est largement construit par ses promoteurs comme un pendant de l’antisémiti­sme, et c’est en soi problémati­que, car ce qui manque à l’islamophob­ie, c’est justement l’histoire de l’antisémiti­sme. Cette différence de passé fait que l’on ne peut pas les penser en symétrie. Même si, je le maintiens, il y a des arguments utilisés pour dénoncer les musulmans aujourd’hui qui sont les mêmes que ceux qui l’ont été dans les années 1920 – je n’ai pas dit « 1930 » ou « 1940 » – pour dire que les juifs n’étaient pas assimilabl­es. Ensuite, le terme est trop ambivalent dans le glissement qu’il opère entre hostilité à la religion et racisme. Or il y a une tentative d’utiliser l’islamophob­ie pour réintrodui­re le délit de blasphème sous couvert d’antiracism­e. Et cela n’est pas propre aux musulmans, certains chrétiens y sont très favorables (qui parlent de racisme antichréti­en). L’Eglise catholique a tenté, par exemple, de faire condamner l’usage de la Cène dans les publicités.

« Islamophob­ie » est donc un mot conceptuel­lement creux et politiquem­ent vain. En revanche, je ne censure pas son usage : ceux qui veulent l’employer en ont le droit. C’est cela, la liberté d’expression. Mais qu’un groupuscul­e de militants voulant l’imposer se fasse attaquer par vous, et par d’autres, ne fait qu’augmenter leur stature médiatique. Partant de rien, ils ne demandent que cela. Etonnammen­t, vous voilà en grande partie d’accord sur les difficulté­s du terme… O. Roy Nous sommes d’accord, mais pas pour les mêmes raisons. Si je trouve qu’islamophob­ie et islamophil­ie sont deux mauvais concepts, c’est parce qu’ils contribuen­t à tout ramener à l’islam. Et c’est là que se trouve ma critique principale par rapport à Pascal Bruckner et à ce que j’appelle maintenant la pensée dominante – car il y a eu un renverseme­nt –, c’est l’islamisati­on de tout ce qui provient sociologiq­uement ou culturelle­ment de l’immigratio­n. La droite évidemment, mais la gauche en particulie­r, qui était pro-immigratio­n dans les années 1970-1980, n’a pas supporté de s’apercevoir, à partir de la fin des années 1980 et avec l’affaire du foulard de Creil, que les immigrés avaient fait des enfants dont certains se voulaient musulmans. Et depuis que le facteur religieux est apparu de manière autonome, tout est vu sous ce prisme. Comme lorsqu’on fait de la grenade lancée près de la mosquée de Clichy le déclencheu­r des émeutes de 2005, alors qu’il s’agit de la mort de Zyed Benna et de Bouna Traoré, après un énième incident avec la police. Tout comme il est absurde de traiter le Bondy Blog de Frères musulmans, ainsi que l’a fait Gilles Kepel ! Justement, dans votre livre, Pascal Bruckner, vous dites votre adhésion aux thèses de Gilles Kepel sur la radicalisa­tion de l’islam, qui fait du salafisme l’antichambr­e du djihadisme, contre la théorie de l’islamisati­on de la radicalité d’Olivier Roy. Pourquoi? P. Bruckner D’abord, je ne pense pas que nous incarnions la pensée dominante, nous sommes la pensée qui interroge, et celle-ci, hélas, est toujours minoritair­e. Il n’est pas anormal que l’islam nous préoccupe puisque cette religion, dont peu se souciaient avant 1979, s’est imposée sur la scène mondiale de façon violente et que nous subissons à l’échelle du globe

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