L'Obs

One-woman-show Blanche Gardin

HUMORISTE révélée par le Jamel Comedy Club et la série télé “Workin Girls”, Blanche Gardin a frôlé le PIRE, mais aujourd’hui elle fait RIRE. Rencontre

- Par ELSA VIGOUREUX

Sur scène, elle se tient bien droite, joignant les doigts de ses deux mains les uns contre les autres. Comme saisie. Elle dit « je parle toute seule », et presque sans bouger, elle est tout le monde. Dans ses petites robes vintage, avec un air appliqué de fausse ingénue, un oeil stupéfait de gamine dupée, Blanche Gardin, jolie blonde de 39 ans, joue ce qu’elle est : une fille qui fait partie de la catégorie des nanas célibatair­es sans enfants, « avec des ovaires qui doivent ressembler à François Hollande », mais « au moins je ne fais pas pipi dans ma culotte quand je rigole un peu fort » ; une femme portant un regard décalé sur le monde et les gens, forcée de promener son inquiète solitude dans une époque qui « sourit aux robots et fait de la résignatio­n une mode ».

Elle a réfléchi (« parce que j’avais plus de batterie sur mon portable… ») sur tout ce qui l’entoure et l’état du monde. Exemple cité lors d’une rencontre-camomille dans un café près de la Nation, à Paris, où le tiercé défile en continu sur l’écran mural : « L’humanité n’a plus de valeur… J’ai vu des bornes à la sortie des toilettes dans les aéroports – lieux fréquentés par 10% des plus riches d’entre nous – où l’on invite les usagers à appuyer sur des smileys pour évaluer le niveau de propreté. En fait, les riches notent les pauvres qui se lèvent à 5 heures du matin pour nettoyer leur merde. Et on trouve ça “ludique”… » C’est à pleurer, certes, mais Blanche Gardin recycle ses larmes en vannes et tourne ses peines en dérision. Elle cite Wolinski, pour qui le rire « est le chemin le plus court d’un homme à un autre », un « moyen rapide de l’attraper », afin qu’il « s’abandonne à l’échange » et accède au « sens ». Le sens, sacro-saint héros de sa vie, qui la lui sauve parce qu’il l’émeut : « Quand il y en a, on a moins cruellemen­t besoin du reste. »

Depuis le 5 janvier, la salle remplie de L’Européen rit de sa propre misère pendant plus d’une heure. C’est donc doublement drôle d’écouter Blanche Gardin. Chacun y entend ce qu’il veut : trop de cul pour ceux qui trouvent douloureux l’épisode final ultradrôle de la sodomie (dont la durée n’excède en réalité pas sept minutes) ; beaucoup d’insolence quand l’humoriste renvoie le public à son pauvre

et ridicule « même pas peur » post-attentats ; et un humour féministe et politique quand elle compare les hommes aux singes qui jouent avec le corps des femmes, à la différence que ces derniers, eux, « ne bombardent pas les gens pour les convertir à la démocratie ». On la dit « trash et provocatri­ce ». Son spectacle est d’ailleurs interdit aux moins de 17 ans. Elle affirme ne pas comprendre : « Je n’aime pas le malaise, je n’aime pas qu’on me dupe, c’est tout. » Blanche Gardin, qui rit en lisant Emil Cioran, déconstrui­t, imbrique les contraires. On la trouve choquante. En vérité, elle est « réconcilia­nte ».

Mais elle ajoute : « Dès que je peux me casser, je me casse. » Sa manière de partir à la rencontre des autres, c’est justement de les quitter. Elle se retire dans le Vercors, seule, une semaine au milieu de vastes paysages « où les humains sont petits et risibles, et je ressens alors de la bienveilla­nce pour eux ». Blanche est comme ça depuis toujours : elle ne se retrouve jamais mieux que quand elle est perdue, gagne sa place au centre de la vie en goûtant ses marges. La conduite à risque, c’est son truc.

“ON VA SE SUICIDER”

Petite dernière de trois enfants, élevée à Asnières, avec un père prof de linguistiq­ue en fac, une mère auteur, traductric­e, iconograph­e, Blanche refuse la voie toute tracée de ses aînés. Là où son frère et sa soeur sautent des classes, elle trébuche. Mauvaise élève à l’école, pitre à la maison, elle dit qu’elle veut « devenir coiffeuse ». Adolescent­e, elle se regarde pleurer devant la glace dans sa chambre, traverse « des crises de grosse mélancolie » avec Hubert-Félix Thiéfaine dans les oreilles. Aujourd’hui, elle dit : « Je pense que j’étais pas bien, pas rassasiée. » Adolescent­e « fumeuse de shit, dark et fofolle », elle pense à la mort. Et fugue, à 17 ans. « Avec une copine, on s’était dit, viens, on va se suicider. Et le lendemain, elle m’a appelée en me disant qu’on y allait. J’ai pas osé dire non, je suis partie me suicider avec elle, du coup. » Blanche Gardin a emporté le passeport de sa soeur, majeure, pour pouvoir conduire et circuler librement, direction Amsterdam. A la maison, elle a laissé une lettre à sa famille : « Vous serez tristes, mais vous n’avez qu’à faire comme si j’avais un cancer. Moi, j’en peux plus. » Neuf mois d’errance. Blanche Gardin ne s’est pas tuée, elle est partie manger le monde, tant et si bien qu’il a failli la dévorer. Hollande,

Allemagne, Danemark (« parce que je voulais aller là où se passait le film “le Festin de Babette” »), Italie. De camionneur­s tripoteurs en automobili­stes plus ou moins bienveilla­nts, les deux copines atterrisse­nt à Naples, où les étudiants manifestai­ent alors contre les taxes Berlusconi. « Je me suis retrouvée embringuée dans une troupe de punks à chien sous LSD, j’ai aidé un héroïnoman­e à décrocher, on faisait la manche la journée, on brodait des sacs. »

UN SÉJOUR EN HP

Au bout de quelques mois, Blanche a passé un coup de fil à ses parents. « Mon père a insisté pour venir me voir, il a débarqué en avril 1995, j’avais des trous plein les oreilles, j’étais sale, je puais. Il m’a demandé ce que je voulais… Des chaussette­s et une douche, mais le patron de son hôtel a refusé que je monte dans sa chambre, pensant que j’étais une pute toxico. » Elle rentre à Paris un an plus tard, après une péritonite et la mort par overdose de son petit ami. Passe son bac en candidate libre, s’inscrit en sciences humaines à la fac, rencontre « une fille avec qui je continue de me défoncer comme une truie ». Blanche a envie de « faire un truc manuel », elle part chez un maître ébéniste : « J’adorais l’idée du maître à penser. » Mais elle se retrouve avec des « moustiques de 15 ans », et le prof est loin de la faire rêver : « Il écoutait Michel Sardou à donf et tenait des propos racistes. En plus, le soir, dans ma famille d’intellos de gauche où ça causait beaucoup, j’avais plus rien à dire. » Elle s’amuse avec des copains qui ont une caméra, Foued et Ali, rencontrés à l’anniversai­re d’une copine à Gennevilli­ers : « On faisait des cassettes où je jouais la cuisinière périgourdi­ne, c’était marrant. On s’appelait les Intermitos. » Et Blanche retourne sur les bancs de la fac, en sociologie. « Là, je me découvre une passion pour la matière, je me transforme, je deviens première de la classe, je me mets au premier rang, je vais parler aux profs à la fin. Et je me rapproche de mon père, avec qui je parle beaucoup. C’était riche entre nous. »

Blanche a 25 ans quand il meurt d’un cancer foudroyant. « Ça m’a complèteme­nt coupée dans mon élan, j’ai tout arrêté juste avant la thèse. » Pour se lancer dans une expérience d’éducatrice spécialisé­e. « En réalité, j’étais dévastée par ce deuil, je traînais ma carcasse dans un métier pour lequel je n’avais pas le moindre talent. » Blanche fuit encore. Vers le Mexique et les champignon­s hallucinog­ènes. Et puis, un jour, Kader Aoun, coauteur pour « le Vrai Journal » de Karl Zéro, puis créateur du Jamel Comedy Club avec Jamel Debbouze, l’appelle « pour un plan télé ». Blanche Gardin y va, mais sans croire que le stand-up est sa voie, « plutôt comme à l’aventure ».

Dans sa vie privée, Blanche s’attache à deux hommes, une passion vaine qui dure dix ans, puis une histoire qui ne lui apporte rien, si ce n’est la ramener à la norme, « celle du lot commun », où elle s’éteint. L’affaire tient cinq ans. « Je l’ai quitté, mais je suis sortie exsangue de cette relation. L’idée de me coltiner la solitude, c’était comme le ciel qui me tombait sur la tête. » La mélancolie la déborde, Blanche Gardin fait un séjour en hôpital psychiatri­que. Elle y visionne en boucle son idole Louis C.K., icône du stand-up new-yorkais. Rencontre un médecin qui lui propose d’écrire ce qu’elle est. « Il faut que je vous parle », son premier spectacle, est né de cette expérience inédite. « J’avais écrit 150 pages en corps 12 » avec l’aide de Papy, le découvreur de Jamel Debbouze. Elle les réduit à 20 pages. Blanche Gardin est née. Depuis, elle écrit tout le temps, sur elle, mais pour les autres. En ce moment, elle s’interroge sur le transhuman­isme, le cerveau augmenté, l’homme diminué. Et avoue : « Je le fais rarement pour faire rire, au départ. La vanne, c’est pour faire avaler la pilule, après. » Obsessionn­elle du sens, elle attrape les tics de l’air du temps. Comme cette expression, « y a pas de souci », qui occupe quelques minutes de son spectacle à L’Européen. « Ça ressemble à une manière de passer pour quelqu’un d’hypercool, mais en fait… pas du tout. Il y a un souci, un gros souci ! Celui de l’ego moderne broyé, conjugué à une conscience de soi disloquée, signes d’une extrême fragilité. » Blanche Gardin est comme ça. Et ça plaît. Tant et si bien que L’Européen a décidé de l’accueillir jusqu’au 25 février et à nouveau en mai et juin prochains. Ce qui l’inquiète, forcément.

“LE SOIR, DANS MA FAMILLE D’INTELLOS DE GAUCHE, J’AVAIS PLUS RIEN À DIRE…”

 ??  ?? « JE PARLE TOUTE SEULE », par Blanche Gardin, L’Européen (Paris-17e) jusqu’au 25 février.
« JE PARLE TOUTE SEULE », par Blanche Gardin, L’Européen (Paris-17e) jusqu’au 25 février.
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