L'Obs

Théâtre Renoir sur scène ?

“La Règle du jeu” fait son entrée au répertoire de la COMÉDIE-FRANÇAISE, avec un spectacle tiré du grand film réalisé par JEAN RENOIR en 1939. Explicatio­ns

- Par PASCAL MÉRIGEAU

Après « les Damnés » de Visconti, « la Règle du jeu » de Jean Renoir. La Comédie-Française aime le cinéma, le cinéma le lui rend bien, qui a toujours aimé le théâtre, tout est bien. Car enfin, qu’est-ce que le cinéma, sinon du théâtre? Ou plutôt, du théâtre aussi ? C’est par là que la mise en scène de Christiane Jatahy s’introduit dans le monde de Renoir : le théâtre est présent dans tous les films du cinéaste, qui pour « la Règle du jeu » s’est inspiré de Musset, « les Caprices de Marianne », et a pensé beaucoup à Marivaux, dont il a placé en incipit quatre vers du « Mariage de Figaro ». Dans le film, des rideaux s’ouvrent, on frappe les trois coups, il y a la cour, il y a le jardin, les costumes, la musique et les projecteur­s. Théâtre dans le cinéma, cinéma dans le théâtre : les portes claquent, maîtres et valets (se) jouent la comédie, la bonne société de 1939 se donne en spectacle à elle-même. Jeux de l’amour et du hasard, cruauté policée, vérités et mensonges, le beau monde danse à l’étage, à la fin seules les ombres des humains se montrent sur la façade de la Colinière. Le feu de la guerre les dévorera, le vent dispersera les cendres.

Dans « la Règle du jeu » proposée par Christiane Jatahy, plus de château, mais le bâtiment historique de la Comédie-Française, et l’action est située de nos jours. Christine, à laquelle Renoir avait en dernière instance donné la nationalit­é de Nora Gregor, l’actrice et princesse autrichien­ne dont il s’était entiché, est d’origine arabe (c’est Suliane Brahim qui l’incarne). L’aviateur du film

(Laurent Lafitte reprend le rôle de Roland Toutain) a traversé non les airs, mais la mer. Le garde-chasse Schumacher (Gaston Modot) ne vient pas d’Alsace, mais d’Afrique noire (Bakary Sangaré) et le mari de Christine (Marcel Dalio), qui collection­nait les automates, devient, sous les traits de Jérémy Lopez, un fêlé des technologi­es de l’image et du son. Le cinéma, nous y voici donc de nouveau, et, bien sûr, la vidéo se mêle au spectacle, comme il est de coutume au théâtre désormais. Marceau le braconnier (Carette-Eric Génovèse) et Lisette (Paulette Dubost-Julie Sicard) sont là eux aussi. Rien ne se pourrait faire sans eux. Quant aux lapins sacrifiés pour l’amusement des possédants, ils sont joués par des humains. Et Octave, alors ? Octave, l’ami de tous et de chacun, amoureux transi de la maîtresse de maison, inoffensif lutineur de soubrettes, critique musical (selon le scénario) qui se rêve en chef d’orchestre, confident des maris autant que des amants, metteur en scène dépassé par sa propre mise en scène, qui tente en vain de se défaire de la défroque d’ours dont il a choisi de s’affubler. Octave est joué par Jérôme Pouly. Fort bien, mais dans le film, c’est Jean Renoir qui le personnifi­e. L’auteur et metteur en scène n’était pas vraiment acteur mais rêvait tant de le devenir qu’il n’y résista pas, entraîné par cette intuition géniale qui le conduisit à faire d’Octave non pas son double, son alter ego, mais bien à faire qu’Octave soit Jean Renoir. En se mettant en scène lui-même, et non pas comme un cinéaste dirige un comédien composant un personnage, il se plaçait au centre de sa propre création, ainsi que les peintres l’ont fait depuis des siècles. C’est en cela que « la Règle du jeu » est un film profondéme­nt moderne. C’est en cela que, dans son essence même, il est cinéma.

UN TOURNAGE INSENSÉ

« La Règle du jeu » a, de surcroît, été forgé dans le brasier d’un tournage insensé. Insensé parce qu’entravé par la pluie noyant la Sologne, par les retards et reports en cascade : au terme des huit semaines données pour constituer la durée totale du tournage, tous les intérieurs restaient à filmer, notamment la longue scène de la fête, d’une complexité inouïe, et bouclée finalement en quinze jours. Insensé, plus encore, parce que commencé alors que tout n’était pas prêt. Non qu’il n’y eût pas de scénario : Renoir apportait un soin extrême à l’écriture et à la préparatio­n de ses films, mais cette fois-ci il avait dû sacrifier une étape essentiell­e, l’établissem­ent d’une continuité dialoguée, pour passer directemen­t à la suivante, qui consiste en la mise en conformité du scénario et des exigences du tournage. Il ne manqua pas de le déplorer à de nombreuses reprises, dès avant la sortie dans les salles, et plus tard, attribuant alors l’échec du film à cette précipitat­ion.

L’échec, au demeurant, fut moins spectacula­ire qu’on le proclame ici et là, la critique s’étant partagée à peu près équitablem­ent entre des attaques dont la violence ne surprit personne, tant les opinions alors étaient tranchées et exprimées avec véhémence, et des recensions favorables. Il y eut bien quelques manifestat­ions bruyantes de la part des ennemis naturels de Renoir, aux yeux de qui ce bourgeois compromis avec le Parti communiste était un renégat, et qui s’enflammère­nt au spectacle de son couple d’aristocrat­es français formé d’un juif et d’une Autrichien­ne. Mais le film n’a pas fait scandale, il a seulement été incompris. Et que le jeu de Renoir lui-même ait été jugé médiocre, et le français de Nora Gregor déficient, ne suffit pas à l’expliquer.

Au jour de sa sortie dans les salles, le 8 juillet 1939, le film durait 98 minutes. Dès le lendemain, il en avait perdu 18, Renoir ayant jugé bon de procéder à un remontage sauvage, ainsi qu’il l’avait déjà fait, pour des motifs identiques, sur plusieurs de ses films. « La Règle du jeu » que nous connaisson­s aujourd’hui dure 110 minutes. Soit 30 de plus que le film projeté à compter du lendemain de la sortie. Est-il étonnant, vraiment, qu’à un film si complexe, si en avance sur son temps, présenté dans une version remaniée drastiquem­ent, le public de 1939, certes pas moins intelligen­t et cultivé que celui d’aujourd’hui, n’ait pas adhéré ? Si l’échec commercial fut patent, c’est aussi que l’exploitati­on en province, prévue pour l’automne, fut empêchée par la guerre.

Le cinéma seul peut faire naître une histoire aussi démentiell­e que celle de « la Règle du jeu ». Pour faire souffler un même vent de folie sur la scène de la salle Richelieu, il faudra que, soudain, un grain de sable vienne détraquer le ballet des humains et la mécanique des images sur les écrans, de sorte que la folie s’empare du spectacle comme le vertige s’est saisi de Jean Renoir sur le tournage de son film.

 ??  ?? « LA RÈGLE DU JEU », d’après Jean Renoir, mise en scène de Christiane Jatahy. Jusqu’au 15 juin 2017, Comédie-Française, salle Richelieu, Paris-1er, 01-44-58-15-15. Jérôme Pouly, Elsa Lepoivre et Serge Bagdassari­an.
« LA RÈGLE DU JEU », d’après Jean Renoir, mise en scène de Christiane Jatahy. Jusqu’au 15 juin 2017, Comédie-Française, salle Richelieu, Paris-1er, 01-44-58-15-15. Jérôme Pouly, Elsa Lepoivre et Serge Bagdassari­an.

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