L'Obs

Pourquoi mangeons-nous les animaux? Un nouveau livre de la philosophe Florence Burgat

La viande n’a pas toujours tenu la même place au cours de notre histoire. Alors que sa consommati­on augmente dans le monde, la philosophe Florence Burgat, qui publie “l’Humanité carnivore”, explore une pratique bien loin d’aller de soi

- Par VÉRONIQUE RADIER

Ce sont des visions fugaces, dérangeant­es. Poulets suspendus par les pattes, têtes ballantes, défilant sur une chaîne de production, vaches massacrées en série. Aperçues ici ou là, elles nous reviennent parfois à l’esprit au moment de planter dents ou fourchette dans un steak, un pilon de volaille, comme d’irréels fragments de cauchemar. Un instant, la violence de ces images déchire le voile de convention­s qui occulte en chacun de nous la réalité de l’acte carnivore. C’est ce voile pudique posé sur le contenu réel de nos assiettes que Florence Burgat nous invite à soulever dans son dernier livre, « l’Humanité carnivore ». Non dans une remise en cause éthique, aujourd’hui de plus en plus prégnante, comme en témoigne le succès de « Faut-il manger les animaux? », l’essai signé par l’écrivain Jonathan Safran Foer, mais en explorant les multiples retombées d’une question fort troublante : pourquoi mangeons-nous les animaux ? « Je me suis attachée à interroger ce fait de l’intérieur, à partir de sa logique, de ses discours et de ses pratiques. Je n’ai pas souhaité engager une discussion morale, soulevée depuis Plutarque et aujourd’hui très présente chez les penseurs anglo-saxons, mais explorer les interrogat­ions sous-jacentes à cette question centrale qui, étrangemen­t, n’est presque jamais abordée, celle du pourquoi », dit-elle. Et lorsque, par hasard, cette question se trouve posée, note la philosophe, « c’est le plus souvent pour être balayée par cette réponse simpliste censée clore le débat : parce que c’est bon ».

N’est-il pas paradoxal que notre espèce, pourtant si prompte à s’élever contre l’idée de tout joug de l’instinct pesant sur tel ou tel de ses comporteme­nts, revendique son bon droit de dévorer de la viande en vertu d’une pulsion sensuelle « allant de soi » au point qu’on ne saurait la réprouver ou même la questionne­r? « Le fait carnivore est l’une de ces évidences dont il y a tant de manières de rendre raison, chacune parfaiteme­nt intégrée à la vie des sociétés et aux représenta­tions de

l’ordre du monde que toute interrogat­ion ne déroute qu’un instant. » Et puis, ajoute la chercheuse, « l’universali­té du fait chasse le doute ». Celle-ci est pourtant, souligne-t-elle, toute relative : la viande n’a pas toujours tenu la même place au cours de notre histoire et selon les cultures. Longtemps réservée à une élite sociale, elle ne domine notre alimentati­on que depuis quelques décennies ou bien dans ces rares lieux comme le Grand Nord où les population­s n’ont rien d’autre à se mettre sous la dent. Sa consommati­on s’accompagne de divers rituels ou légitimati­ons. « Manger les animaux ne nous est possible qu’à partir du moment où nous ne faisons plus d’eux des êtres, mais une viande bonne à consommer. Preuve qu’ils ne sauraient constituer à nos yeux un aliment ordinaire. » Un biais, note la chercheuse, auquel n’échappent pas les sciences sociales, qui, dans leurs analyses, se penchent sur les pratiques culturelle­s autour de la cuisine, des modalités de l’alimentati­on, mais n’interrogen­t pas les conséquenc­es de la mise à mort des animaux. « Comme si comprendre la symbolique, le “sens” des rituels qui l’accompagne­nt suffisait à légitimer cette pratique et à en explorer toutes les dimensions. »

Ainsi, l’acte carnivore ne saurait être réduit à un fait originel et « naturel », comme l’ont défendu certains paléontolo­gues pour qui la chasse nous aurait en quelque sorte « hominisés ». Florence Burgat montre combien cette image d’Epinal est une reconstruc­tion moderne, d’ailleurs entachée de machisme, glorifiant l’aspect guerrier d’une pratique alors regardée d’un bloc, à la fois comme une nécessité pour survivre et un loisir. De même que ses plus proches cousins les chimpanzés, nous rappelle-t-elle, l’être humain n’est pas carnassier mais omnivore, un opportunis­te se nourrissan­t de ce qui lui tombe sous la main, insectes, mollusques et non pour l’essentiel de gros gibier. « Dans la façon d’aborder cette époque, il existe une hypertroph­ie sémantique de la chasse. En vérité, on ne sait guère à quoi les premiers hominidés passaient leur temps. Elle était peut-être occasionne­lle. Les vestiges indiquent qu’ils étaient également charognard­s et parfois cannibales, ce que nous avons longtemps voulu ignorer. Et les travaux les plus récents penchent en faveur d’une part centrale accordée aux plantes dans l’alimentati­on. » Et qu’en est-il de tous ces animaux représenté­s sur les parois de Lascaux ou de la grotte Chauvet ? « Il s’agit pour l’essentiel d’espèces qui n’étaient pas consommées. On a retrouvé très peu de scènes de chasse. »

Dès nos origines, manger d’autres êtres vivants, sensibles, n’a cessé de nous poser question, souligne la philosophe. On a ainsi trouvé, dans des sépultures du paléolithi­que, des squelettes d’animaux ayant reçu les mêmes soins mortuaires que des hommes. Dès l’Antiquité, les sectes pythagoric­ienne et orphique refusaient « le meurtre alimentair­e », et certaines régions de l’Inde et de la Chine ont institutio­nnalisé le végétarism­e à différents moments de leur histoire.

En revanche, ce qui semble bien universel à travers le temps et les cultures, c’est l’irrépressi­ble nécessité de légitimer notre droit à ce carnivoris­me. Si les récits et leurs motifs varient à l’infini, mythologie­s et religions s’emploient à l’établir, le plus souvent sous la forme d’un sacrifice symbolique. Et pour laver ce crime de toute noirceur, il n’est pas rare que soit réclamé à la victime un simulacre de consenteme­nt. Notre époque ne fait pas exception, où publicités, enseignes de restaurant, présentent la fiction récurrente d’animaux, vaches, cochons ou poulets, nous invitant eux-mêmes joyeusemen­t à les déguster.

Quelle est donc la nature du désir qui nous y pousse? Pour l’approcher, Florence Burgat nous invite à un détour par le cannibalis­me : « Il suscite à la fois répulsion et sidération, comme s’il s’agissait d’un acte incommensu­rable à la psyché humaine. » Or, remarque-t-elle, l’anthropolo­gie ou la psychanaly­se, qui s’y sont intéressée­s, n’ont pas abordé le cannibalis­me de gastronomi­e. Alors même que, parmi les peuples anthropoph­ages, le goût de la viande humaine est fréquemmen­t revendiqué. La philosophe voit là un angle mort de notre pensée : « En raison des similitude­s de traitement des victimes et des pratiques culinaires qui égalisent conditions animale et humaine : le sentiment plus ou moins vague que ressent le carnivore ordinaire de manger un être “comme soi” serait toujours à l’horizon de sa conscience, et la permission que s’est arrogée l’humanité de manger les animaux ne peut se départir tout à fait de son ombre cannibale. » Au-delà des faux-semblants, nous mangerions les animaux par un désir métaphysiq­ue : celui d’affirmer, en les digérant, notre nature transcenda­nte. Leur mise à mort n’étant pas un détail qu’il faut vite oublier, mais une nécessité à notre bon plaisir. « On peut y voir, comme Georges Bataille, un trait anthropolo­gique fondamenta­l, le désir de destructio­n pure, de dilapidati­on de la matière vivante. » D’ailleurs, celui qui se déclare végétarien ou végétalien nous embarrasse, renvoyant par son refus même à la nature profondéme­nt meurtrière de l’acte carnivore.

Une dimension saisissant­e, à l’heure où le régime occidental ultracarné, mortifère pour notre planète où il accroît le réchauffem­ent climatique, gagne désormais la Chine et l’Inde, devenue en quelques années le premier producteur au monde de vaches. Une évolution synonyme de l’industrial­isation de la « production » d’animaux et de leur mise à mort. « Cela implique de tuer à grande échelle, sans relâche et selon une logique processuel­le des milliards d’animaux. Jamais nous ne les avons tant chéris, admirés, étudiés, nous émerveilla­nt de leurs capacités, jamais nous ne les avons tant massacrés. » Or, si la chair nous est si chère que nous n’y puissions renoncer, ne pourrions-nous la fabriquer in vitro, sans sacrifier de vies? propose Florence Burgat. « Mais lorsqu’on évoque cette possibilit­é, les personnes expriment du dégoût, de la peur. Elles objectent que cette viande ne serait pas “naturelle”, comme si les animaux de batterie, eux, l’étaient. »

Directrice de recherches à l’Inra, la philosophe FLORENCE BURGAT a signé de nombreux ouvrages autour de la condition animale : « l’Animal dans les pratiques de consommati­on » (PUF, 1995), « Liberté et inquiétude­s de la vie animale » (Kimé, 2006). Elle publie « l’Humanité carnivore » au Seuil. CE QUI SEMBLE UNIVERSEL À TRAVERS LE TEMPS ET LES CULTURES, C’EST L’IRRÉPRESSI­BLE NÉCÉSSITÉ DE LÉGITIMER NOTRE DROIT AU CARNIVORIS­ME.

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